
« Des violents s’emparent du Royaume »
L’interprétation de cette phrase du Christ est difficile, mais elle fait partie de ces sentences dont les exégètes « historico-critiques » les plus soupçonneux reconnaissent l’authenticité dans le corpus de la source Q qui serait commune à Matthieu et Luc, en raison même de cette difficulté. On ne comprend pas bien ce que Jésus veut nous dire. On a vraiment la même impression qu’en lisant certains passages du Talmud : on a du mal à suivre la logique et à comprendre les formules. Nous sommes devant une énigme talmudique. Ou dans la Nuée si l’on préfère.
Regardons le brouillard dans toute son épaisseur avant de tenter de le percer.
- Le verbe « faire violence », qui revient sous la plume de Matthieu et de Luc, est un « hapax » c’est-à-dire qu’il n’apparaît nulle part ailleurs dans la Bible grecque. On ne sait pas vraiment quel mot araméen ou hébreu il recouvre. Ce n’est pas vraiment un verbe rare dans la littérature grecque classique, mais ses occurrences dans la littérature d’époque hellénistique ou romaine sont peu attestées dans les dictionnaires que j’ai consultés. On dirait que l’évangéliste reprend un vocabulaire un peu désuet mais plutôt stylé. Le verbe dérive de « bia » la force vitale, animale, bestiale. Le verbe signifie : « forcer », « obtenir de force », « se saisir comme d’une proie , « violenter ». Quant aux « violents » qui s’emparent du Royaume, le mot βιασται (biastaï, pluriel de « biastès ») semble carrément un néologisme de Matthieu. On ne le trouve pas chez Luc.
- La forme verbale a la même apparence chez Matthieu et chez Luc : βιάζεται, biazétai. Mais ils ne la comprennent pas de la même façon, comme si la tournure qu’ils trouvent l’un et l’autre dans leur source commune était sibylline. Matthieu y voit une forme passive (le Royaume de Dieu est violenté) tandis que Luc écrit que « tout le monde (πᾶς, « pas ») le violente » et y voit un moyen, le Royaume n'étant plus sujet, mais complément (εἰς αὐτἡν, « contre elle »)
- Matthieu et Luc ne disent pas tout à fait la même chose, et même pas du tout, alors qu’il leur arrive de reprendre à l’identique une même source documentaire. Regardons cela :
Matthieu
ἀπὸ δὲ τῶν ἡμερῶν ἰωάννου τοῦ βαπτιστοῦ ἕως ἄρτι ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν βιάζεται καὶ βιασταὶ ἁρπάζουσιν αὐτήν 13 πάντες γὰρ οἱ προφῆται καὶ ὁ νόμος ἕως ἰωάννου προεφήτευσαν 14 καὶ εἰ θέλετε δέξασθαι αὐτός ἐστιν ἠλίας ὁ μέλλων ἔρχεσθαι 15 ὁ ἔχων ὦτα ἀκούειν ἀκουέτω
Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à maintenant le Royaume (ou la royauté) des Cieux est violenté et des « violenteurs » mettent la main sur lui. Car tous les prophètes et la Torah prophétisèrent jusqu’à Jean, et si vous voulez (bien) l’accepter, c’est lui, Elie, celui-qui-doit-venir. Que celui qui a des oreilles pour entendre entende. (# « à bon entendeur, salut ! »)
Luc
16 ὁ νόμος καὶ οἱ προφῆται ἕως ἰωάννου ἀπὸ τότε ἡ βασιλεία τοῦ θεοῦ εὐαγγελίζεται καὶ πᾶς εἰς αὐτὴν βιάζεται 17 εὐκοπώτερον δέ ἐστιν τὸν οὐρανὸν καὶ τὴν γῆν παρελθεῖν ἢ τοῦ νόμου μίαν κεραίαν πεσεῖν 18 πᾶς ὁ ἀπολύων τὴν γυναῖκα αὐτοῦ καὶ γαμῶν ἑτέραν μοιχεύει καὶ πᾶς ὁ ἀπολελυμένην ἀπὸ ἀνδρὸς γαμῶν μοιχεύει
La Torah et les prophètes [sont] jusqu’à Jean. Depuis lors le Royaume (ou la royauté) de Dieu est annoncé comme bonne nouvelle et tout le monde est violent contre lui. Mais il est plus facile que le ciel et la terre passent plutôt qu’un seul seul trait (=un waw) de la loi tombe. Tout homme qui renvoie sa femme et en épouse une autre commet l’adultère et tout homme qui épouse une femme renvoyée par un homme commet l’adultère.
On notera les points communs de ces deux passages :
- jusqu’à Jean, le peuple est sous le régime de la Torah et des prophètes.
- Depuis Jean, « on » (« des violenteurs » ou « n’importe qui ») veut faire main basse sur le Royaume.
Et aussi une différence majeure : chez Matthieu, c’est une catégorie, des violents, qui soumet le Royaume à l’épreuve de force. Chez Luc, c’est « tout le monde ». Luc a propension à ce genre de généralisation. Autre différence : Matthieu parle du Royaume des Cieux, Luc parle du Royaume de Dieu qui est « évangélisé », c’est-à-dire annoncé comme la Bonne Nouvelle.
- Le contexte choisi par les évangélistes change complètement l’interprétation qu’on peut tirer de cette parole du Christ. Chez Matthieu, elle vient conclure un passage assez long portant sur la figure de Jean, introduite par la question qu’il fait poser à Jésus : « Es-tu Celui-qui-vient ? », ou bien – sous-entendu - es-tu Elie, qui doit venir avant le Messie ? Dans ce contexte, on comprend :
- le temps des prophéties est accompli et révolu avec Jean. On est entré avec lui dans le temps nouveau du Royaume des Cieux, où s’accomplissent les promesses de la Torah et des prophètes.
- Il n’y a pas plus grand prophète que Jean car le temps de l’avènement commence vraiment avec lui.
- Il y a des gens qui ont suivi Jean et qui l’ont compris. Ils veulent à toute force faire advenir le Royaume et « mettre la main » sur lui. Ils sont chauffés à blanc par leur espérance messianique et, dans leur impatience de voir le Royaume instauré, ils veulent hâter l’accomplissement des prophéties. Ils veulent accoucher le monde nouveau, dont ils devinent la venue, aux forceps. Au début du chapitre 11, Jean est le porte-parole de cette impatience messianique. Jésus avait fait répondre à Jean : « Regarde et écoute ! Les prophéties s’accomplissent, les morts ressuscitent, le Royaume vient. »
- Ici, donc en conclusion de l’enseignement sur le rôle du Baptiste, il lui assigne sa place dans la venue du Royaume. Il ne l’a jamais dit de lui (Jean 1, 21-23), mais Jésus, lui, le dit à qui veut l’entendre, et à Jean en particulier : Jean, ce n’est pas un seulement le dernier des prophètes de l’histoire, c’est Elie que l’on attendait et qui est revenu pour préparer l’avènement du Royaume des Cieux. Sa prophétie a inauguré « le monde qui vient » et il ne le savait pas. Qu’il le sache et qu’il sache le voir et il y sera de plain-pied. Jésus le redit après la mort de Jean (Matthieu 16). : Jean, c’est Elie. Plus qu’Elisée jadis, il a reçu d’Elie tout son esprit de prophétie. Que Jean et tout le monde apprennent à lire les signes de temps que Jean a annoncés.
- Autrement dit : le Royaume arrive comme il doit arriver, il se manifeste comme il doit se manifester et il faut le laisser arriver sans chercher à y entrer de force. Cet enseignement est à rapprocher de la parabole du grain qui lève tout seul chez Marc (4, 26-29) qui y trouve une clé d’interprétation. Le désir ardent et le zèle de Jean Baptiste pour le Royaume le rendent très grand. Mais ils l’aveuglent aussi et l’empêchent d’en trouver l’entrée : « le plus petit dans le Royaume est plus grand que lui ». Depuis Jean, on est bien dans le temps de l’accomplissement, on n’est plus dans celui de la promesse. Jean ne sait pas qu’il aura été le premier à entrer dans les temps nouveaux et Jésus le lui révèle pour qu’il prenne place dans le Royaume.
- Chez Luc, on a plus de mal à comprendre la cohérence du discours.
- Celui-ci figure entre la parabole de l’intendant malhonnête, suivie immédiatement de l’enseignement sur le danger de l’asservissement à l’Argent-Mammon, et la parabole du riche et du pauvre Lazare, dont le thème est proche. On a l’impression d’un passage interpolé sans grand rapport avec ce qui précède et ce qui suit.
- Pire : il fait suivre cette parole de Jésus de deux autres, qu’on retrouve chez Matthieu plus à leur place sur la permanence de la Torah (la « Loi ») et sur l’indissolubilité du lien matrimonial (lequel figure aussi dans Marc). On ne comprend pas bien quel est le rapport. Luc, rédacteur soigneux par ailleurs, serait-il pris en faute de chevillage ? A-t-il cédé à la tentation de glisser un paragraphe « fourre-tout » n’importe où ? On a peine à le croire.
- Je me suis donc reporté à l’ouvrage en 2 tomes du Père Roland Meynet, sur l’analyse rhétorique de l’Evangile de Luc pour bien situer Luc 16, 16-18 dans le plan d’ensemble. Je conviens volontiers qu’elle est trop systématique dans le détail et contestable, mais elle donne à comprendre la méthode de Luc. J’y lis que ce passage est à situer dans un ensemble plus large (Luc 15-17) qui porte sur les désaccords de Jésus avec les Pharisiens sur la question de la justice. Si les enseignements sur l’argent s’y trouve, c’est parce qu’il s’adresse à eux, « qui aiment l’argent » (comprenons bien : qui le valorisent, comme les puritains le feront dans le monde chrétien). Luc développe beaucoup moins que Matthieu les controverses sur l’interprétation de la Torah. Selon Meynet, il faut même lire l’ensemble de ces chapitres comme une illustration scénarisée de la justification par la foi de Saint Paul, dont il a partagé l’évangile. Ce passage semble répondre à des accusations de déviances doctrinales implicites sur ce qui rend l’homme juste devant Dieu, donc la justification. Est-on justifié par la pratique de la Torah, comme le pensent les Pharisiens ? C’est cela le sujet que traite Luc, vraisemblable disciple de Paul.
- Interprétons donc dans ce contexte, moins eschatologique et plus doctrinal. Nous avons un condensé très ramassé et assez elliptique de la doctrine qui oppose Paul aux pharisiens. Luc relit les propos de Jésus, comme un témoignage rendu à la justesse des vues de Paul sur la Torah, systématisées dans l’épître aux Romains (rédigée selon toute vraisemblance à un moment où Luc est auprès de Paul dans le contexte de la mission auprès des goyim)
- La Torah et les prophètes sont tournés vers le salut de Dieu, ils le préparent, ils y tournent les esprits et les cœurs, ils le prophétisent (comme dit Matthieu) mais ils ne sauvent pas.
- Depuis Jean, on est entré dans l’ère de l’évangélisation, c’est-à-dire du salut, de la justice de Dieu, du Royaume de Dieu qui s’ouvre aux hommes, à tous les hommes, par grâce.
- Tout le monde (en Israël, notamment chez vous, les pharisiens) maltraite l’Evangile du salut.
- Pourtant je n’ai jamais dit que la Torah était dépassée et frappée d’obsolescence par l’Evangile : elle reste et restera prophétique, elle est la pédagogie de sainteté qui forme à l’attente du salut et qui prépare les cœurs à l’accueil de la miséricorde. Les commandements de la Torah, les mitsvots, resteront toujours des « traits » dirigés vers la justice de Dieu et aucun ne tombera.
- Sur un point qui fait débat entre vous, pharisiens, la pierre d’achoppement majeur entre vos maîtres Hillel et Shammai, j’ajoute même une mitsvah pour remplacer un trait défaillant de la Torah : le mariage, c’est sacré, et les hommes ne doivent pas changer de femme du tout, que cela vous paraisse conforme ou non à la Torah reçue de Moïse. C’est une carence légale que je complète.
Ainsi on voit que d’un propos énigmatique et certainement authentique de Jésus, les évangiles choisissent de le colorer à leur manière et d’en éclairer le sens dans le contexte qu’ils choisissent. L’herméneutique de l’un et de l’autre n’ont plus rien à voir. Quelle est la bonne interprétation ? Quel est le bon contexte ? Nul ne le sait. Cela montre que Jésus, dans son enseignement, usait de sentences énigmatiques qui sollicitait fortement le travail de contextualisation et d’interprétation de ses disciples. Il est très rabbinique de ne pas figer l’interprétation, mais au contraire de l’ouvrir. Comme le meilleur des rabbis, il dit à ceux qui s’adressent à lui : « Que lis-tu ? Comment lis-tu ? » (Luc 10, 26). Ce travail interprétatif est à la base du judaïsme rabbinique.
Une parenthèse finale sur l'opposition des Pharisiens à Jésus
Je termine par une digression sur les divergences d’interprétations parmi les disciples en lien avec ce court passage de Luc. Elles sont habituelles entre les écoles rabbiniques et même à l’intérieur d’une même école. Les rabbins d’Israël ont su également être équivoques et paradoxaux dans leurs propos, ils ont su avoir des débats animés et des idées très audacieuses. Ils sont habitués à ne pas penser ni même croire la même chose, même sur des questions qui nous paraîtraient importante d’un point de vue dogmatique. Ils ont en commun quelques dogmes hérités de la tradition comme la résurrection des morts à la fin des temps, qu’ils interprètent différemment au demeurant. Mais ils n’ont pas appelé à la révolte contre la classe sacerdotale dominée par les Sadducéens qui n’y croient pas. Ce n’est d’ailleurs pas tant ce que Jésus dit, pense et croit de la Torah qui suscite l’animosité des Pharisiens contre lui tant ils sont habitués aux « disputationes » entre écoles interprétatives différentes. De ce point de vue, un Pharisien est très ouvert, très tolérant, et nullement sectaire. Ce n’est pas l’apparente hétérodoxie de Jésus qui gêne le Pharisien. L’hérésie a pu être insupportable au Chrétien, elle ne l’est pas au Juif. Israël est tissé d’hétérodoxies à cette époque, et encore après, au point que la notion même d’orthodoxie perd toute pertinence, particulièrement appliquée aux Pharisiens.
Ce qui rend Jésus insupportable au public des Pharisiens ce sont ses actes, ses gestes, cette souveraine liberté qu’il semble prendre par rapport aux prescriptions mosaïques. Pour un Pharisien, Israël n’est pas une communauté de foi, mais une communauté de pratique. C’est la pratique qui justifie, et c’est l’étude qui oriente la pratique. L’orthodoxie importe peu, c’est l’orthopraxie qui compte. La pratique est première, la croyance, donc la foi seconde. On fait, on justifie après, ou pas. Mais comme la pratique est première et que la Torah écrite n’a pas envisagé toutes les précisions ni tous les cas de figure pour être correctement appliquée, c’est la jurisprudence casuistique des anciens, la Halakha, qui détermine la juste pratique, et celle-ci est normative. Elle est tenue pour « Torah orale » par les Pharisiens et, à sa suite, par le judaïsme rabbinique. Hors de ce contexte mental, on ne comprend rien à l’accusation d’hypocrisie que lance Jésus aux Pharisiens ni à la querelle autour de la Torah entre les Pharisiens et Paul, ancien pharisien «retourné » qui connaît les pharisiens de l’intérieur. L’hypocrisie des Pharisiens que dénonce Jésus n’est pas quelque vilain vice de tartuffes bigots ; elle est systémique. Le pharisaïsme porte à l’hypocrisie car, pour un Pharisien, les actes saints produisent une tête et un cœur saints. Jésus dit explicitement le contraire : c’est du cœur de l’homme que sort tout ce qui est mauvais. Quoiqu’il ait au cœur, le Pharisien veut avoir un comportement conforme à la Torah. « De quel amour j’aime Ta Torah, Seigneur ! » : le Psaume 118 est la profession de foi du Pharisien et elle est belle. Que Jésus ait déclaré purs tous les aliments (selon Marc), cela ne lui a jamais été reproché ; il pouvait penser et donner à penser ce qu’il voulait, cela ne dérangeait pas, tant que lui et son « école » respectait la kashrout. Il aurait pu dire tout pareil une énormité telle que « le shabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le shabbat » ou même « le Fils de l’Homme est maître du shabbat » ou même s’appeler du titre messianique de « Fils de l’Homme » sans que cela émeuve beaucoup un Pharisien, s’il n’avait pas agi en conséquence et surtout enseigné à agir en conséquence. Or Jésus en a tiré les conséquences dans sa pratique de la Torah. Tout comportement déviant par rapport à la Torah tels qu’ils l’avaient reçue et honorée signait le faux prophète. Guérir un malade ou laisser grapiller les disciples un jour de shabbat, ne pas se laver les mains avant le repas, pardonner les péchés à la place de Dieu, c’est beaucoup plus subversif, plus grave, plus blasphématoire pour les Pharisiens que de s’appeler Fils de l’Homme, de nettoyer le bazar du Temple au risque d’une sédition ou de mettre en débat les doctrines reçues d’une tradition polymorphe.
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