Le Jugement Dernier
Mise en contexte
- La parabole du Jugement Dernier est propre à Saint Matthieu. Elle est placée en clôture de l’enseignement de Jésus et en symétrique des Béatitudes lesquelles ouvrent le grand sermon sur la montagne. La suite de l’évangile est le récit de la Passion. Il revient au narratif, en pendant de l’évangile de l’enfance. Il nous faut garder présent à l’esprit que les deux textes des Béatitudes et du Jugement Dernier se répondent : le premier déclare bienheureux maintenant les petits du peuple d’Israël, le second déclare bienheureux à la fin des temps les goyim qui les auront traités fraternellement. Le pont entre les deux textes, ce sont les « plus petits des miens, qui sont mes frères » qui le font. Ce sont les awanim, les humbles de l’Ancien Testament, qui sont déclarés bienheureux et en qui les nations seront bénies par le Père.
- Ce passage très fameux vient à la fin d’une série d’enseignements sous forme de prophéties et de paraboles, portant sur l’eschatologie. Cette dernière parabole en est le point d’orgue. C’est le seul enseignement de Jésus qui nous donne à connaître, sous forme de parabole, la fin ultime de l’Histoire : la pleine manifestation du Messie à l’univers entier, l’entrée des gens de toutes les nations dans son royaume, donc le salut universel, catholique au sens premier, le feu éternel pour les anges déchus et les méchants. Quoique la parabole ne l’évoque pas explicitement, on peut comprendre qu’il s’agit du « Jour » de la résurrection des morts. Jamais article de foi ni motif iconographique n’aura tant donné à développement à partir d’une seule attestation scripturaire.
- Cette évocation du Fils de l’Homme en gloire est à mettre en relation avec le récit qui suit de la Passion car, chez Matthieu, c’est très précisément à cette évocation de la venue du Fils de l’Homme dans sa gloire que Jésus est déclaré passible de mort par le Sanhédrin. Le texte du Jugement Dernier fait donc le lien entre l’enseignement eschatologique et la Passion.
- Il ne s’agit pas d’une vision apocalyptique, comme les artistes ont pu la figurer au Moyen-Age, mais d’une parabole. Cette remarque oblige l’interprète du texte :
- Le discours n’est pas un récit des choses à venir, mais une allégorie de la fin de l’histoire, de la résurrection de la chair dans une création renouvelée et débarrassée de la mort et du mal. Le futur de cet avènement est totalement indéterminé (« Lorsque » traduit le grec « Hotan », et non « Hoté ») comme est indéterminée dans le passé la « fondation du monde ». Il raconte une histoire qui figure l’inénarrable. Il reprend des images et des tournures apocalyptiques, mais n’apporte pas de révélations prophétiques sur l’histoire du salut. Il se situe à son terme extrême.
- Comme toute parabole, celle-ci est énigmatique. Je relève 4 énigmes que le Christ, par l’évangéliste, nous laisse à ruminer :
- Il nous parle d’un évènement qui est hors de l’histoire, ce qui paraît contradictoire.
- Il superpose, comme un calque, la figure du pauvre, ou plutôt du « très petit » et du disciple. Il n’invite pas les siens à s’occuper des plus petits, mais à être ces plus petits. Il assure les « damnés de la terre » qu’ils sont les vrais disciples et premiers élus du Ciel.
- Il superpose, en un clin d’œil remarquable à la figure de David, qui court dans tout l’Evangile, la figure du Roi-Messie glorieux, du fils de David, roi d’Israël au sceptre de fer auquel se soumettent toutes les nations, et du pasteur que David était et qui est le modèle de la vraie « gouvernance » à la fois dans l’Ancien Testament et dans le Nouveau.
- Il ne parle pas de séparer les brebis des boucs, mais de sortir du troupeau les « petits mâles », donc les chevreaux et même – rien dans le vocabulaire ne l’exclut - les jeunes béliers. Pourtant, dans la littérature biblique, chevreaux et petits béliers ne figurent jamais des êtres maléfiques, bien au contraire. Pourquoi cette sélection non pas des espèces, mais des genres ?
- Le Jugement Dernier a donné matière à des interprétations riches en enseignements moraux, qui, par une lecture trop peu attentive du texte, en altèrent le sens. J’en relève deux :
- Aux XIVème, XVème, XVIème siècle, on lit cette parabole comme le jugement universel où chacun reçoit le sort que ses œuvres bonnes ou mauvaises, dûment pesées, lui auront mérité. Cette interprétation judiciaire, pélagienne ou au contraire janséniste, ne laisse guère de place à la grâce de la miséricorde, pourtant bien présente dans le texte. Elle n’est pas très différente de la version qui est donnée dans le Coran. Certains auront mérité le Paradis, d’autres l’Enfer. La justice rétributive de Dieu aura le dernier mot. Il est significatif que les réformateurs protestants, qui refusaient totalement l’idée que l’on pût mériter le salut en fonction de ses œuvres, aient fait passer ce « best-seller » de la prédication médiévale au second plan de la leur, parce qu’ils ne savaient pas trop comment faire entrer cet évangile dans leur théologie.
- Au XXème et XXIème siècle, a prévalu une lecture humanitaire du texte. Le salut consiste à s’occuper des pauvres, à qui Jésus s’identifie. Nous serons jugés uniquement sur notre attention aux pauvres. C’est la version « Secours Catholique » de cet évangile. Elle n’est pas fondamentalement fausse, mais elle est grossière parce que la lecture du texte est très approximative. « Toutes les nations » désignent-elles « tout le monde » sans distinction de religion ? Les disciples sont-ils les bons samaritains ou les gens agressés et abandonnés comme mort au bord du chemin, pour reprendre l’analogie de la parabole de Luc ? Les « plus petits de ces frères » désignent-ils les pauvres nécessiteux seulement ? Existe-t-il des égoïstes assez patentés pour mériter les tourments de la damnation éternelle de la part d’un Dieu infiniment miséricordieux ? Car la deuxième partie de la parabole, portant sur la damnation, est irrecevable tant le châtiment est disproportionné. La justice de Dieu de la deuxième partie aboutit à l’injustice et contredit la miséricorde qui baigne la première.
Une lecture attentive s’impose donc. Les énigmes resteront posées à son terme, mais les ignorer peut conduire à des contresens. Un contresens n’est pas un non-sens ou un faux-sens. C’est un biais de lecture qui réduit la portée du texte.
Commentaire linéaire
Ὅταν δὲ ἔλθῃ ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου ἐν τῇ δόξῃ αὐτοῦ, καὶ πάντες οἱ ἅγιοι ἄγγελοι μετ’ αὐτοῦ, τότε καθίσει ἐπὶ θρόνου δόξης αὐτοῦ,
καὶ συναχθήσεται ἔμπροσθεν αὐτοῦ πάντα τὰ ἔθνη, καὶ ἀφοριεῖ αὐτοὺς ἀπ’ ἀλλήλων, ὥσπερ ὁ ποιμὴν ἀφορίζει τὰ πρόβατα ἀπὸ τῶν ἐρίφων:
καὶ στήσει τὰ μὲν πρόβατα ἐκ δεξιῶν αὐτοῦ, τὰ δὲ ἐρίφια ἐξ εὐωνύμων.
Τότε ἐρεῖ ὁ βασιλεὺς τοῖς ἐκ δεξιῶν αὐτοῦ, Δεῦτε, οἱ εὐλογημένοι τοῦ πατρός μου, κληρονομήσατε τὴν ἡτοιμασμένην ὑμῖν βασιλείαν ἀπὸ καταβολῆς κόσμου.
Ἐπείνασα γάρ, καὶ ἐδώκατέ μοι φαγεῖν: ἐδίψησα, καὶ ἐποτίσατέ με: ξένος ἤμην, καὶ συνηγάγετέ με:
γυμνός, καὶ περιεβάλετέ με: ἠσθένησα, καὶ ἐπεσκέψασθέ με: ἐν φυλακῇ ἤμην, καὶ ἤλθετε πρός με.
Τότε ἀποκριθήσονται αὐτῷ οἱ δίκαιοι, λέγοντες, Κύριε, πότε σὲ εἴδομεν πεινῶντα, καὶ ἐθρέψαμεν; Ἢ διψῶντα, καὶ ἐποτίσαμεν;
Πότε δέ σε εἴδομεν ξένον, καὶ συνηγάγομεν; Ἢ γυμνόν, καὶ περιεβάλομεν;
Πότε δέ σε εἴδομεν ἀσθενῆ, ἢ ἐν φυλακῇ, καὶ ἤλθομεν πρός σε;
Καὶ ἀποκριθεὶς ὁ βασιλεὺς ἐρεῖ αὐτοῖς, Ἀμὴν λέγω ὑμῖν, ἐφ’ ὅσον ἐποιήσατε ἑνὶ τούτων τῶν ἀδελφῶν μου τῶν ἐλαχίστων, ἐμοὶ ἐποιήσατε.
Τότε ἐρεῖ καὶ τοῖς ἐξ εὐωνύμων, Πορεύεσθε ἀπ’ ἐμοῦ, οἱ κατηραμένοι, εἰς τὸ πῦρ τὸ αἰώνιον, τὸ ἡτοιμασμένον τῷ διαβόλῳ καὶ τοῖς ἀγγέλοις αὐτοῦ.
Ἐπείνασα γάρ, καὶ οὐκ ἐδώκατέ μοι φαγεῖν: ἐδίψησα, καὶ οὐκ ἐποτίσατέ με:
ξένος ἤμην, καὶ οὐ συνηγάγετέ με: γυμνός, καὶ οὐ περιεβάλετέ με: ἀσθενής, καὶ ἐν φυλακῇ, καὶ οὐκ ἐπεσκέψασθέ με.
Τότε ἀποκριθήσονται καὶ αὐτοί, λέγοντες, Κύριε, πότε σὲ εἴδομεν πεινῶντα, ἢ διψῶντα, ἢ ξένον, ἢ γυμνόν, ἢ ἀσθενῆ, ἢ ἐν φυλακῇ, καὶ οὐ διηκονήσαμέν σοι;
Τότε ἀποκριθήσεται αὐτοῖς, λέγων, Ἀμὴν λέγω ὑμῖν, ἐφ’ ὅσον οὐκ ἐποιήσατε ἑνὶ τούτων τῶν ἐλαχίστων, οὐδὲ ἐμοὶ ἐποιήσατε.
Καὶ ἀπελεύσονται οὗτοι εἰς κόλασιν αἰώνιον: οἱ δὲ δίκαιοι εἰς ζωὴν αἰώνιον.
Mais lorsque le Fils de l’Homme viendra dans sa gloire, et tous les saints anges avec lui, alors il s’assiéra sur son trône de gloire ;
1. Le verbe « venir » est messianique et il est mis en tête de proposition. Le Messie est désigné dans tous les évangiles comme « celui qui vient » par tous ceux qui l’attendent. C’est bien l’achèvement du temps messianique qui est ici présenté. La gloire du Messie est totalement manifeste. Il ne s’agit nullement d’un jugement particulier post mortem, mais de la récapitulation de toute l’histoire humaine dans le Christ.
2. Reprise de Mt 24, 30 « Alors le signe du Fils de l’Homme paraîtra dans le ciel, toutes les tribus de la terre se frapperont la poitrine et elles verront le Fils de l’Homme venir sur les nuées du Ciel avec puissance et grande gloire. Et il enverra ses anges avec une trompette très sonore et ils rassembleront ses élus des quatre vents, des extrémités des cieux jusqu’à celles-ci. » Le discours est apocalyptique, celui du Jugement Dernier est parabolique.
3. Chez Matthieu, cette vision du Messie en gloire est à nouveau évoquée au creux de la nuit où Jésus comparaît devant Caïphe, au chapitre suivant (26). Celui-ci demande à Jésus : « Je t’adjure, par le Dieu vivant, de nous dire si toi, tu es le Christ, le fils de Dieu ». Jésus répond : « C’est toi qui l’as dit. Je vous dis plutôt qu’à partir de maintenant, vous verrez le Fils de l’Homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du Ciel. » A la question, Jésus ne répond pas par oui ou non, mais par la proclamation de sa gloire messianique manifestée « à partir de maintenant ». C’est à rapprocher de la théologie de Jean : la glorification de Jésus est sa passion, sa mort et sa résurrection. La manifestation finale du Christ en gloire commence à germer à Pâques.
4. Jésus cite Zacharie 14, 5. « YHWH mon Dieu viendra avec les saints du Ciel. » La divinité du Messie est énoncée. Jésus ajoute : « les saints anges ». Les mauvais anges sont absents, ils sont exclus de l’épreuve de vérité qu’ils ont refusée de toute éternité et sont déjà dans le domaine qui leur a été préparé. Mais toutes les nations sont devant le roi, les sanctifiés comme les damnés.
5. « Alors il s’assiéra » : c’est une scène d’intronisation qui n’est pas sans rappeler 1R 1, 35 : Salomon monte sur le trône et cela parachève la succession de David. La référence à la monarchie davidique de Jésus est constante chez Matthieu.
6. La référence à Salomon, modèle de sagesse, se poursuit dans la scène de jugement. Salomon, dans sa majesté, doit départager les deux femmes qui revendiquent d’être mères du même enfant. Il s’agit d’un « tout petit » et c’est celle qui préfère s’en dessaisir pour qu’il vive qui est déclarée mère. L’autre femme préfère que le tout petit meure de peur que l’autre ne se l’approprie. Le jugement dernier est de même nature : les uns ont préféré que le tout-petit vive et ont abandonné des prérogatives pour cela, les autres ont préféré que le tout-petit meure plutôt que d’abandonner quelque prérogative.
7. « Lorsque » (otan) désigne un futur indéterminé : « quand il se fera que… ». C’est un futur anhistorique.
8. Les « saints anges » sont « tous » présents. La parousie est cosmique.
9. « sur son trône de gloire » : on pourrait traduire, et sans doute plus justement : « sur (le) trône de sa gloire ».
10. La gloire n’est pas une lumière esthétique, un decorum divin, dans la Bible. Elle est l’émanation même de Dieu, la manifestation ostensible de sa puissance. (kabod en hébreu dit l’importance, le poids, l’influence).
seront assemblées en face de lui toutes les nations ; il séparera les uns des autres comme le berger sépare son troupeau des chevreaux ;
1. Capital pour la lecture de la parabole : ce sont les nations, les gentils, les païens qui sont assemblés. Le jugement qui va suivre s’applique à des gens qui n’ont pas connu Jésus et ne le reconnaissent donc pas. Ce sont les goyim. Le Messie d’Israël leur est révélé lors du jugement. La parabole parle du salut des païens. D’où leur surprise plus loin : « quand t’avons-nous vu… ? ». La lecture qui est proposée habituellement interprète « toutes les nations » par « tout le genre humain ». C’est une erreur. Le Jugement Dernier est celui des païens non-croyants, qui ne sont pas entrés dans l’alliance nouvelle et éternelle d’Israël en Jésus.
2. La pleine manifestation du Royaume des Cieux aux païens étrangers à l’Eglise n’est pas une obligation pour elle, car ce n’est pas en son pouvoir. Elle appartient au Christ lors de sa parousie. La christianisation du monde est une perspective totalement eschatologique qui n’est pas au pouvoir de l’Eglise. L’Eglise n’est chargée que de témoigner fidèlement de la gloire, déjà manifestée aux croyants, du Christ auprès des païens en ces temps qui sont les derniers.
3. « les uns des autres » : la séparation se fait non entre nations, mais à l’intérieur de chaque nation, comme l’indique le passage du neutre au masculin.
4. « un berger » : le Messie dans la gloire n’agit pas comme un juge, mais comme un berger, comme un « bon pasteur » attentionné, qui prend possession d’une nouvelle bergerie. L’analogie pastorale pour parler de l’autorité du roi mériterait un ouvrage à lui seul.
5. « le troupeau (de moutons) » : on traduit toujours par « brebis », terme qui paraissait plus châtié à l’époque classique, mais c’est un nom générique au neutre et féminiser l’expression est la trahir. Le grec « probata » signifie littéralement les « bêtes qui marchent devant ». On le réserve aux troupeaux nombreux de petite taille, ceux des bergers donc, et il n’exclut nullement chèvres et chevreaux.
6. « les chevreaux » : la traduction par « boucs » est totalement impropre. Le terme grec pour « bouc » est « tragos », y compris dans la Bible des Septante (ainsi pour le bouc émissaire). Le mot « eriphos » désigne toujours un petit mâle de la bergerie et le plus souvent, dans la Bible, on précise « petit de la chèvre », car ce peut être un jeune bélier. L’allusion ne peut être que lointaine au bouc diabolique de la vision de Daniel ; ou aux deux boucs du rite d’expiation, l’un sacrifié au Seigneur, l’autre envoyé au désert chargé des péchés du peuple ; ou au satyre démoniaque de Lévitique 17 ; ou à la sauvagerie qui caractérise l’animal. Le chevreau est une pièce suffisamment noble du troupeau pour pouvoir être sacrifié pour la Pâque et il ne lui est associé aucune valeur préjorative dans la Bible, au contraire. Sa présence au sein du troupeau est habituelle, comme celle des chèvres, et c’est la séparation des chevreaux du troupeau qui est une bizarrerie paradoxale de la parabole. On retiendra quelques éclairages interprétatifs
· le roi-pasteur ne crée pas deux troupeaux, mais sort de l’unique troupeau mis à sa droite les chevreaux qu’il met à sa gauche, comme pour protéger les moutons d’une contagion. Le monde a été fait pour le salut. Les chevreaux font exception à ce salut.
· la sélection des chevreaux est peut-être à mettre en rapport avec l’épisode de la Genèse où Jacob, par ruse, fait prospérer son troupeau de bêtes noires, rayées et tachetées aux dépens de Laban dont les moutons blancs n’ont pas pu se reproduire normalement. Le chevreau, c’est l’animal de la ruse, quand le mouton est celui de la candeur.
· Plus surement, le chevreau est le bouc en puissance. Il faut séparer du troupeau avant qu’il ne lui porte tort, donc avant qu’il soit adulte. Un berger peut paître des chèvres, mais il laisse le bouc dans l’enclos ou le lâche dans la nature. Dans le troupeau, il serait d’une sauvagerie dangereuse. Il se battrait avec les autres boucs, chargerait le berger et sauterait sur tout ce qui bouge. On peut d’ailleurs en dire presque autant du bélier. Ceci voudrait donc dire que, dans leur vie terrestre, les méchants de la parabole n’ont été que des enfants en matière de sauvagerie et qu’ils atteindront leur pleine maturité qu’en enfer.
· La distinction se fait par le genre, et non par l’espèce. Le mâle figure l’orgueil, la sauvagerie et la bestialité, la femelle figure l’humilité, la docilité et la fécondité. Il s’agit d’un « stéréotype de genre » assez dépréciatif de l’homme ! Mais il fonctionne bien en l’occurrence.
Il placera les moutons d’un côté, à sa droite, et les chevreaux de l’autre, à sa gauche.
Inutile de revenir sur la symbolique de la droite et de la gauche, sinon pour évoquer que, contrairement à certains écrits mystiques juifs, Dieu ne crée pas les mauvais chevreaux par sa main gauche, mais les destine à sa gauche à un monde sans Lui auquel ils ont aspiré.
Alors le roi dira à ceux à sa droite : « Par ici, les bénis de mon père ! recevez en héritage le royaume qui vous a été préparé depuis (la) fondation (du) monde.
1. « le roi » : Jésus ne parle plus du Fils de l’Homme mais du Roi, le Roi-Messie d’Israël (hamelekh hamachi’ah). Très explicitement le Fils de l’Homme se proclame à l’extrême fin de son ministère Messie de la fin des temps, comme il le fera devant Caïphe.
2. « Par ici ! » : le mot grec « deuté » ne se traduit pas par une invitation, mais par un ordre.
3. « les bénis de mon père » : affirmation explicite à nouveau de la filiation divine de Jésus, à rapprocher à nouveau de la question de Caïphe qui lie messianité et filiation divine. Cette bénédiction, cette birkat juive, appliquée aux païens signifie leur pleine participation au peuple élu. C’est passablement choquant.
4. « Royaume » : on peut traduire aussi bien, et même mieux, par royauté, car les élus participeront à la royauté du Messie. Dire de purs païens qu’ils pourront partager le pouvoir du Messie est sidérant, pour ne pas dire scandaleux pour l’auditoire.
5. « préparé depuis la fondation du monde » : l’absence des articles dans le texte grec est un araméisme. L’expression « fondation du monde » se retrouve en Jn 17,24 (Le Christ aimé « avant la fondation du monde », c’est-à-dire de toute éternité.), en Eph 1,4 (Il nous a aimé « avant la fondation du monde »), en 1P 1,20 (Le Christ prédestiné « avant la fondation du monde » et manifesté à la fin des temps.), en Ap 13,8 et 17, 8 (ceux dont le nom n’a pas été écrit « dès la fondation du monde » dans le Livre de Vie adoreront la Bête, puis s’étonneront de la voir disparaître et réapparaître). Le « depuis » ou « à partir de » (apo) indique que le châtiment éternel n’est pas issu du cœur de Dieu, divin et éternel, à la différence de l’élection des sauvés, mais une conséquence de la création où les forces des ténèbres luttent contre les forces de la lumière.
Alors le roi dira à ceux à sa droite : « Par ici, les bénis de mon père ! recevez en héritage le royaume qui vous a été préparé depuis (la) fondation (du) monde.
1. « le roi » : Jésus ne parle plus du Fils de l’Homme mais du Roi, le Roi-Messie d’Israël (hamelekh hamachi’ah). Très explicitement le Fils de l’Homme se proclame à l’extrême fin de son ministère Messie de la fin des temps, comme il le fera devant Caïphe.
2. « Par ici ! » : le mot grec « deuté » ne se traduit pas par une invitation, mais par un ordre.
3. « les bénis de mon père » : affirmation explicite à nouveau de la filiation divine de Jésus, à rapprocher à nouveau de la question de Caïphe qui lie messianité et filiation divine. Cette bénédiction, cette birkat juive, appliquée aux païens signifie leur pleine participation au peuple élu. C’est passablement choquant.
4. « Royaume » : on peut traduire aussi bien, et même mieux, par royauté, car les élus participeront à la royauté du Messie. Dire de purs païens qu’ils pourront partager le pouvoir du Messie est sidérant, pour ne pas dire scandaleux pour l’auditoire.
5. « préparé depuis la fondation du monde » : l’absence des articles dans le texte grec est un araméisme. L’expression « fondation du monde » se retrouve en Jn 17,24 (Le Christ aimé « avant la fondation du monde », c’est-à-dire de toute éternité.), en Eph 1,4 (Il nous a aimé « avant la fondation du monde »), en 1P 1,20 (Le Christ prédestiné « avant la fondation du monde » et manifesté à la fin des temps.), en Ap 13,8 et 17, 8 (ceux dont le nom n’a pas été écrit « dès la fondation du monde » dans le Livre de Vie adoreront la Bête, puis s’étonneront de la voir disparaître et réapparaître). Le « depuis » ou « à partir de » (apo) indique que le châtiment éternel n’est pas issu du cœur de Dieu, divin et éternel, à la différence de l’élection des sauvés, mais une conséquence de la création où les forces des ténèbres luttent contre les forces de la lumière.
Car j’ai été affamé et vous m’avez donné à manger ; j’ai été assoiffé et vous m’avez désaltéré ; j’étais étranger et vous m’avez admis ;
1. De même que la parabole du Jugement Dernier est le symétrique des Béatitudes qui inaugurent la prédication de Jésus et vient en ultime conclusion de celle-ci, de même la structure des phrases par antithèses relie étroitement ce discours aux Béatitudes. Ce rapprochement permet de comprendre pourquoi et de quoi des païens seront bénis et participeront à la royauté du Christ : parce qu’ils auront se seront faits sans le savoir les instruments du Messie et auront rendu actuel l’évangile de son salut auprès des pauvres, des affligés, des doux, des affamés et des assoiffés de bonté, des miséricordieux, des cœurs purs, des pacifiques, des persécutés.
2. L’aoriste (« je fus affamé ») peut se traduire par un imparfait, mais il marque un aspect du verbe que rend mieux le passé simple ou, en français courant, le passé composé, parce qu’il évoque non un état habituel, mais une action passée. (ce que signale la suite : « chaque fois que… »)
3. « J’ai été affamé… J’ai été assoiffé… » : rappel de Mt 5, 6. Il ne s’agit pas seulement du soulagement de la faim et de la soif matérielles, mais du réconfort moral apporté à ceux qui crient leur faim et soif de la justice, au sens biblique du mot, à savoir la fidélité au Dieu bon.
4. « J’étais étranger » : toutes les nations du temps, à commencer par Israël, enseignent le devoir de l’hospitalité envers l’étranger et le refus de l’hospitalité est un marqueur majeur d’impiété (cf Sodome). Le verbe est cette fois-ci à l’imparfait, car il s’agit d’un état permanent non d’un moment.
5. « et vous m’avez admis » : le verbe sunagô dont est tiré le nom synagogue signifie bien plus que l’hospitalité du gîte et du couvert à un hôte de passage. On pourrait traduire : « vous m’avez introduit » ou « inclus dans votre assemblée. » Admettre, c’est faire en sorte que l’étranger se sente chez soi. Cela va au-delà même des obligations d’hospitalité de la Torah. La traduction par le verbe « accueillir » est faible.
nu et vous m’avez revêtu ; j’ai été languissant et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus à moi.
1. « vous m’avez revêtu » : meilleure traduction que « vêtu » car le verbe suggère l’enveloppement, donc une sollicitude particulière.
2. « j’ai été languissant » : on traduit trop souvent par « malade », mais ce n’est pas le sens du verbe qui signifie « être en état de faiblesse », ce qui recouvre toutes les formes de langueur, y compris psychologiques et spirituelles. On peut être profondément déprimé sans être pathologique pour autant.
3. « J’étais en prison » : dans l’antiquité la prison n’est pas une sanction pénale. On ne condamne pas à la prison, on met en prison à titre préventif, dans l’attente d’une réparation, d’une condamnation ou d’une exécution. Le régime carcéral était très différent selon les cas, et, pour les délits mineurs, assez libéral.
4. « Vous êtes venus à moi » : on visite donc un prévenu dans une maison d’arrêt. La visite du condamné à mort est impossible.
Alors les justes lui répondront, en ces termes : « Seigneur, quand t’avons-nous vu affamé et t’avons-nous nourri ? ou assoiffé et t’avons-nous désaltéré ?
1. « les justes » : ce sont donc les « justes parmi les nations », c’est-à-dire, dans la conception des pharisiens, ceux qui ont appliqué pleinement les commandements noachides qui s’imposent aux goyim dotés d’une droite conscience. On sait que les « justes parmi les goyim » étaient jugés dignes d’avoir part au « monde qui vient » par les Pharisiens et les Esséniens. De même que Jésus est venu accomplir la Torah des Juifs, de même il ouvre le Royaume des Cieux aux goyim qui ont pratiqué la justice attendue d’eux. Il accomplit aussi en lui la promesse faite à Noé et à ses enfants.
2. « Seigneur » : cela peut se traduire par « Sire », ou simplement « Monsieur ». Ils sont tout étonnés de cette parole car ils n’ont pas jamais vu ni connu ni reconnu le Christ.
Et quand t’avons-vu étranger, et t’avons accueilli ? ou nu, et t’avons revêtu ?
Et quand t’avons vu faible, ou en prison, et sommes-nous venus à toi ?
En réponse, le roi leur dira : « Amen je vous le dis ! Chaque fois que vous l’avez fait aux plus petits de ces frères, les miens, c’est à moi que vous l’avez fait. »
1. « Amen, je vous le dis ! » : formule évangélique traduite ailleurs en grec par « en vérité, je vous le dis. » La « vérité » des Juifs (émet dont amen est dérivé) signifie la pleine assurance, la solidité du roc, la fidélité sans faille.
2. « chaque fois que » : on comprend mieux l’usage de l’aoriste. C’est du coup par coup et il engage à chaque fois le salut éternel.
3. « aux plus petits de ces frères, les miens » : petit problème de traduction. Littéralement : « à un de ces frères à moi, les plus petits ». Donc : « au moindre de ces frères qui sont miens ». Chez Matthieu, qui sont ceux que Jésus nomme ses frères ? Ce sont ses disciples : Mt 12, 49 : « étendant la main sur ses disciples, il dit : voici ma mère et mes frères. » et Mt 28, 10 : « Allez dire à mes frères de se rendre en Galilée. »
4. Quant aux « petits », ils désignent toujours chez Matthieu les premiers des disciples. Ainsi : Mt 10,42 « « Quiconque donnera seulement un verre d’eau froide à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, je vous le dis en vérité, il ne perdra pas sa récompense. » Mt 18, 6 : « si quelqu’un scandalisait un de ces petits qui croient en moi… » Mt 18, 14 : « Ainsi n’y a-t-il pas volonté devant votre père qui est aux cieux qu’un seul de ces petits se perde. » Dans le même ordre d’esprit : « Je Te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents et de ce que tu les as révélées aux enfants. »
5. Cela ne veut pas dire que seuls les disciples sont les petits, mais que les petits qui en appellent à lui (« un pauvre appelle, Dieu l’entend. »), qui attendent tout de lui, qui sont comme des enfants qui attendent tout de Dieu comme de leur père, sont naturellement ses disciples et ses frères, parce que le Royaume des Cieux est pour eux et à ceux qui leur ressemblent. Là encore, les Béatitudes sont inséparables de la parabole du Jugement Dernier. Le petit, ce n’est pas seulement le nécessiteux, c’est le pauvre en esprit qui n’a d’autre bien dans la vie que Dieu et qui crie sa demande vers lui, c’est l’affligé qui est bafoué par l’injustice et qui crie son besoin de justice, etc… bref c’est l’homme, et, dans les faits, plus souvent la femme des Béatitudes. Il ne faut pas être disciple pour être ce petit frère ou petite sœur de Jésus, c’est le contraire : il faut être un petit pour être disciple et frère de Jésus. Que l’on soit un disciple d’origine juive ou païenne, cela ne change rien. Le disciple est le sans-pouvoir qui espère de toutes ses forces son salut de Dieu.
6. Lévinas faisait grand cas de cette parabole et parlait d’une quasi-transsubstantiation du pauvre en la personne du Messie. Ce n’est pas tout à fait exact. Jésus élève les humbles au rang de disciples et de frères et il fait corps avec eux. Jésus prend la place des disciples qui ont pris la place du « petit ».
Alors il dira à ceux à sa gauche : « allez-vous en de moi, les maudits, pour le feu éternel, qui a été préparé pour le diable et ses anges. »
1. La formule est en antithèse presque parfaite de la bénédiction des justes : « Venez / Allez-vous en », « les bénis / les maudits », « la royaume / le feu éternel », « préparé pour vous / préparé pour le diable et ses anges. »
2. Toutefois les dissemblances existent et sont éloquentes :
· Les maudits ne sont pas maudits du père, parce qu’il est le père de toute bénédiction. Par qui sont-ils donc maudits ? Sans doute par eux-mêmes, parce qu’ils ont refusé la bénédiction du Père sur toute chair.
· Le feu éternel n’est pas préparé depuis la fondation du monde, parce que le Père ne l’a pas préparé pour parachever la création du monde. Il a été préparé après la fondation du monde, une fois que le péché y est entré.
· Enfin il n’a pas été préparé pour les maudits, comme le Royaume pour les bénis, mais pour le diable et ses anges. On retrouve ici un thème récurrent de l’apocalyptique chrétienne : le diable a été précipité du ciel sur terre, puis sera chassé de la terre nouvelle pour le feu qui ne s’éteint pas. Le damné n’a pas été destiné à l’enfer préparé pour le diable. Il s’y est destiné lui-même. Pour résumer il a choisi d’avoir pour être..
Car J’ai été affamé et vous ne m’avez pas donné à manger ; J’ai eu soif et vous ne m’avez pas désaltéré ;
j’étais étranger et vous ne m’avez pas admis ; nu, et vous ne m’avez pas revêtu ; faible, et en prison, et vous ne m’avez pas visité.
Alors, à leur tour, ils répondront en ces termes : « Seigneur, quand t’avons-nous vu affamé, ou assoiffé, ou étranger, ou nu, ou faible, ou en prison, et nous ne sommes pas mis à ton service ?
Comme les justes parmi les nations, les injustes ne connaissent Jésus et ne peuvent pas le reconnaître. Mais, à leur différence, ils comprennent ce qui était attendu d’eux et qu’ils n’ont pas réalisé : ils n’ont pas servi. Les autres ont servi sans s’en rendre compte et ne demandent pas : « quand t’avons-nous servi ? » Le verbe diakonein signifie « faire le service » notamment à table (le « service des tables » est le service des Sept premiers diacres, nom dérivé de ce terme). Le terme latin pour diakonos est minister. Faire le service auprès des plus petits, est le correct résumé de l’attitude attendue fondamentalement des goyim pour être tenus pour justes. Les maudits comprennent que le Roi Messie avait le droit d’avoir des ministres ou des serviteurs qui se missent à son service, mais ils s’en excusent : ils ne le connaissaient pas, donc ils ne pouvaient pas être dans l’appareil de sa royauté. Par cette excuse, ils se condamnent eux-mêmes : ils ne faisaient pas partie du Royaume des Cieux, ce n’était pas le leur. Que le roi veuille bien les excuser. Le roi les prend à leur mot : son royaume n’était pas le leur, dont acte.
Alors il leur répondra en ces termes : « Amen, je vous le dis ! Chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait. »
Il n’est plus question des frères du Messie. Le terme est supprimé intentionnellement. En effet il ne peut pas le prononcer devant des personnes pour qui cela ne veut rien dire. Il n’est donc plus question du tout petit frère. Il n’est question que d’une vie sociale dont le tout-petit est exclu.
Et ils s’en iront, ceux-ci pour un châtiment éternel, et les justes pour une vie éternelle.
Le châtiment n’est pas la punition. La punition est une réparation. Le châtiment éternel est la sanction d’un choix constant de mauvaise vie. « Vous avez cherché l’enfer toute votre vie durant ? Allez-y ! »
Essai d’interprétation
A- Les justes parmi les nations sujets de la parabole,
autrement dit l’extension du Royaume du « monde à venir » au-delà de l’Israël régénéré en Jésus-Christ et étendu aux païens en ce temps. En ces temps de forte paganisation des sociétés occidentales, où le nom même de Jésus Christ s’efface des consciences, la question du salut des païens est actuelle.
- On a eu tendance à lire cette parabole comme une leçon de morale évangélique : pour être sauvé, j’aurai dû me montrer bon avec les pauvres, parce que Jésus est à leur place. Ce n’est pas complètement faux, mais assez restrictif. il ne faut pas oublier 3 points.
- Le discours est eschatologique. Il s’agit de la manifestation glorieuse et achevée du Messie à la fin des temps, lors de la résurrection des morts et la récapitulation de toute l’histoire du salut en Jésus-Christ. C’est l’aboutissement de la glorification du Fils commencée à l’heure de la Passion, dévoilée au monde par son Eglise et achevée lors de son retour en gloire auprès de toutes les nations. C’est le terme de l’histoire du salut qui nous est présenté et c’est alors que les desseins secrets des hommes ignorants le Christ seront jugés à la lumière de la gloire du Christ. Il ne s'agit pas de moi seulement, mais de toute l'humanité au terme de son histoire.
- Le discours parle du salut des goyim à la fin des temps, pas des petits qui sont les siens, dont les disciples doivent être les plus petits. Jésus parle bien des goyim qui n’ont pas pu le connaître et ne peuvent pas le reconnaître. Il ne s’agit pas d’Israël ni des croyants qui, en Israël ou parmi les nations, ont mis leur foi en Jésus et vivent les Béatitudes annoncées aux humbles d’Israël. Quant à la part d’Israël qui n’a pas reconnu en Jésus son messie, c’est encore une autre situation dont parle Saint Paul dans l’Epître aux Romains : Israël sera sauvé à la fin des temps car il reconnaîtra son messie. Il s’agit ici du salut universel au-delà de la « race choisie, du sacerdoce royal » dont Saint Pierre parle, du salut des goyim qui sont restés goyim. On peut discuter pour savoir si nous en faisons partie, malgré notre baptême. Je pense que cette interprétation est tout-à-fait possible et même pertinente car l’évangile de Matthieu s’adresse aux disciples juifs de Jésus et les goyim chrétiens sont les premiers des bienheureux pour avoir accueilli ses humbles disciples. Il reste que les goyim de la parabole découvrent le Christ qu’ils ne connaissaient pas, ce qui n’est pas le cas des chrétiens issus de la gentilité. Les « purs païens » sont bien assignés à ce tribunal du roi pour y être jugés sur leurs actes.
- Il s’agit d’un jugement rendu à un tribunal par un roi-juge qui se présente aussi comme un pasteur. Il fait le tri dans son nouveau troupeau entre les bêtes qui peuvent entrer dans sa bergerie et celles qui ne le peuvent pas. C’est autant un examen de santé qu’une sentence judiciaire. Cette sentence rendue pour l’éternité est la conséquence de la « manifestation de la vérité » des consciences dont le sort réservé au « très petit » sert de critère unique et imparable. D’un côté les consciences vivantes des justes qui l’ont pris en charge, de l’autre, les consciences mortes des injustes qui s’en sont moqués.
- C’est un sujet débattu chez les Pharisiens. Ils croient qu’il y a des justes parmi les nations et ils croient qu’ils auront part au monde qui vient qu’inaugurera le Messie. Le Royaume eschatologique du Messie, doivent-ils se demander, comment Jésus le voit-il, lui qui se donne à reconnaître comme le Messie ? Dans quelle mesure les goyim qui ne font pas partie du peuple de Dieu accéderont-ils à son salut ?
- Jésus ne s’écarte pas de l’enseignement des Pharisiens : il y a des justes parmi les nations qui accèderont au monde à venir par la droiture de leur conduite, celle que commande à leur conscience l’alliance noahide.
- Mais Jésus résume cette alliance noahide en un seul précepte triple. Il rapporte ce salut des gentils
- A sa personne comme sauveur et maître de l’univers ayant reçu tout pouvoir de salut sur la création et comme frère des tout-petits qui sont premiers destinataires du salut.
- A la personne des disciples par qui Jésus poursuit son ministère dans le monde et qui doivent prendre la place des petits à qui Jésus ouvre le Royaume.
- A la personne du petit qui sera premier dans le Royaume, figure parfaite du disciple et frère aimé de Jésus.
Les trois personnes – Jésus, le disciple, le plus petit des petits - sont ensemble pierre de touche de la justice des païens.
- Problème : Il y a bien une voie de salut pour le païen incroyant, qui ne passe pas par la foi en Jésus-Christ. Il ne le connaît pas, soit qu’il n’en ait pas entendu parler, soit qu’il en ait trop mal entendu parler pour croire en lui. Beaucoup d’incroyants qui se disent « athées » aujourd’hui sont dans ce dernier cas. Ils n’ont entendu parler de Jésus que par des on-dit ou par des témoins rébarbatifs et douteux. Ils ne le connaissent pas. Ceux-là n’auront pas pu choisir librement de croire ; ils auront pourtant l’impression d’avoir fait le choix de ne pas croire, mais c’est en toute ignorance. Ceux-là pourront être malgré tout les « bénis du Père » sans avoir cru en Jésus. Or, nous dit et redit Saint Paul, c’est par la foi au Christ et non par des bonnes actions que l’on est sauvé. Matthieu semble dire le contraire. La justice de l’incroyant semble un oxymore. Matthieu contredit-il ici Paul ? Apparemment, mais pas vraiment.
- Dans l’épître aux Romains, où Paul développe sa théologie de la justification par la foi, il parle lui-même des justes parmi les nations en ces termes, que je judaïse à dessein :« Soit un goy qui n’a pas le guide de la Torah mais fait ce que demande la Torah. Ceux-ci qui n’ont pas la Torah sont Torah pour eux-mêmes. Quels qu’ils soient, ils signalent l’œuvre de la Torah inscrite dans leur cœur, leur conscience témoigne pour eux et ses débats tour à tour les accusent et les défendent. Il y aura un jour où, selon mon Evangile Dieu jugera les secrets des hommes par l’intermédiaire de Jésus Christ. »
- Paul, avant d’exposer que « le juste vivra par la foi », dit exactement la même chose que Matthieu : au dernier jour, la conscience des goyim sera soumise à l’examen de l’Evangile qu’ils n’ont pas eu la capacité de recevoir. Il rappelle que c’est l’évangile qu’il a reçu et c’est manifestement le même que celui de Matthieu. Paul sous-entend même que, chez le païen incroyant, il existe une forme d’acquiescement du cœur à une loi naturelle qui parle à sa conscience. Cet acquiescement du cœur peut être compris comme un acte de foi à un « Dieu inconnu » qui parle à la conscience. Ainsi le salut par la foi n’invalide pas le salut des païens étrangers à la foi en Jésus-Christ qui attendant sans le savoir sa lumière pour leur conscience.
- La foi est reconnaissance que Jésus est fils de Dieu fait homme, mort sur la croix et ressuscité, c’est certain mais à un stade déjà avancé. Elle est d’abord acte de confiance inconditionnelle en Dieu. Quand on ne connaît pas Dieu ni son Messie, un acte de foi en Lui n’est pas possible. On peut alors parler d’un acte de foi au Christ par procuration: c’est le petit, le disciple, le frère de Jésus qui croira pour lui, intercèdera pour lui et le bénira. Ce païen n’a pas la foi du fils en son père parce qu’il ne connait pas son père, mais il se fait frère d’un fils ou d’une fille qui, lui, connait leur père commun. On peut parler d’un acte de foi per fratrem : ce prochain ne lui apporte rien et n’a rien qui mérite son intérêt sinon d’être son frère. Celui-ci n’a rien pour lui, mais, au moins pendant un instant, il a été tout pour lui. Cette foi en un Dieu inconnu qui vous conduit à agir envers autrui comme s’il était la maxime de votre conduite m’évoque beaucoup la foi kantienne des « saints laïcs », ces rationalistes sans appartenance religieuse affichée. Ils ont cherché à suivre leur conscience et ont traité les petits comme eux-mêmes.
- Dans cette géographie du salut, où sommes-nous, chrétiens?
- Nous sommes appelés à être petit parmi les plus petits. C’est la place qui nous est assignée dans la parabole. Le disciple est appelé à se faire très petit, à être l’enfant qui attend la vie de son père.
- Mais nous n’oublions pas que nous sommes nous aussi presque tous des païens greffés sur l’arbre d’Israël et nous pouvons nous situer aussi du côté de ces païens qui n’ont pas reçu la grâce d’être disciples du Christ. Nous sommes en effet des païens en voie de conversion qui connaissent mal la miséricorde du Christ. Faute de nous être faits tout petits parmi les petits du Royaume, quel accueil leur avons-nous au moins fait sur cette terre ?
B- Les « petits » de l’évangile de Matthieu
Les termes de « frères » et de « petits » dans l’évangile de Matthieu .
- Les « frères », que Jésus évoque dans la parabole, désignent toujours les disciples qui croient en lui:
- Mt 12, 49-50 : « ayant étendu sa main vers ses disciples, il dit (plus précisément : « il prononça ces mots ») : voici ma mère et mes frères. Car quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, c’est lui qui m’est un frère, une sœur et une mère. »
- Mt 28, 10 : « alors Jésus dit (aux femmes) : « N’ayez pas peur ! Allez ! Rapportez à mes frères qu’ils se rendent en Galilée. C’est là qu’ils me verront. »
- Les « petits », dont la parabole désigne « les plus petits » d’entre eux, sont toujours aussi les disciples par excellence.
- Mt 10, 14 : « Et quiconque donnera seulement un verre d’eau froide à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, je vous le dis en vérité, il ne perdra point sa récompense. »
- Mt 18, 3-6 : « Amen je vous le dis : si vous ne vous convertissez pas et ne devenez pas comme des petits enfants vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. Aussi qui se fera humble comme ce petit enfant, celui-là est un granddans le royaume des cieux. Qui reçoit un petit enfant (païdion) comme lui en mon nom me reçois, moi. Mais qui scandalise un de ces petits (micrôn) qui croient en moi, il vaut mieux pour lui qu’on suspende à son cou une meule et qu’on le précipite au fond de la haute mer. » Peu après, Mt 18, 10 : « Attention à ne pas prendre de haut un seul de ces petits, car, je vous le dis : leurs anges dans les cieux contemplent tout le temps la face de mon Père qui est aux cieux. »
- On comprend que le petit enfant (païdon) est la figure même du petit (micros) à qui est ouvert le royaume. Le disciple est celui qui se fait petit comme l’enfant et c’est en cela que réside sa conversion. Les deux termes païdion et microssont des synonymes.
- La conclusion de ce passage sur les « petits » est importante : « car le Fils de l’Homme est venu sauver ce qui était perdu. » Elle nous met sur la voie de la bonne interprétation. La parabole qui suit ce passage où sont évoqués les enfants et les petits est celle de la brebis égarée, qui représente le petit par excellence. Elle se termine par cette sentence : « Ainsi il n’y a pas volonté devant votre père qui est aux cieux qu’un seul de ces petits soit perdu. » Cette inclusion de la parabole en donne la clé d’interprétation : le pasteur sauvera toujours sa brebis de la voie de perdition dans laquelle elle s’engage.
Le « petit » et le disciple
On oppose souvent Matthieu, évangéliste de la justice évangélique, et Luc, évangéliste de la miséricorde. Cette opposition n’est pas vraiment fondée car Matthieu est très porté sur la miséricorde, mais elle apparaît comme un filigrane de son Evangile davantage qu’un exergue. Elle est la clé de compréhension de la justice de Dieu.
La prédication messianique de Jésus, en Matthieu, commence par le grand sermon sur la montagne dont les Béatitudes sont le préambule solennel. Il donne le ton à tout l’évangile : le Royaume de Dieu est là, tout près, et c’est aux « petits », aux « anawim » qu’il est promis. Ce terme hébreu désigne les petites gens, les humbles, et les béatitudes les décrivent : ils n’amassent pas de richesses pour passer une bonne vie, ils sont incapables de dominer qui que ce soit, ils sont sans protection face aux aléas de la vie, ils n’ont que leurs yeux pour pleurer, ce ne sont pas des violents ni des durs, ils espèrent la justice, ils sont miséricordieux, ils sont candides… et ce sont ces mêmes « anawim » qui sont persécutés à cause du nom de Jésus à la fin des Béatitudes. Nous retrouvons, inscrite dans la proclamation solennelle et inaugurale des Béatitudes, cette identification du disciple et du petit comme si ce dernier était voué à être le disciple persécuté. On la retrouve dans la péroraison finale des enseignements du Christ qu’est la parabole qui nous intéresse et qui est, je le rappelle, le pendant des Béatitudes.
- Pourquoi cette identification ? Pourquoi un petit serait-il nécessairement un disciple de Jésus ? Il y a des pauvres qui ne sont pas disciples de Jésus et il y a des disciples qui sont des gens importants dans la société, même dans les évangiles. Cette identification a de quoi heurter notre sensibilité, fondamentalement parce que nous ne comprenons pas la première des Béatitudes de Matthieu : « Heureux les pauvres en esprit». On traduit parfois : « Heureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté » mais cela donne à penser que le vrai pauvre a adopté un esprit de pauvreté. Il ne l’a pas adopté : il est pauvre. Mais ce n’est pas la gêne matérielle qui le définit comme tel, c’est le besoin que sa personne, corps, âme et esprit, éprouve d’être sauvé tout entière. La mendicité est un état d’esprit plus qu’une condition matérielle. Bartimée, l’aveugle mendiant de l’évangile, ne demande pas à Jésus de l’argent. Il lui demande de voir. Nous avons du mal à identifier le pauvre et le disciple parce que nous sommes revenus au paganisme, même nous chrétiens. Pour nous le pauvre manque de biens matériels et la pauvreté de la personne, au-delà de ses revenus, ne veut pas dire grand-chose. Dans l’Evangile, le pauvre est d’abord une pauvre personne. Elle demande parfois des moyens de vivre, mais toujours des raisons de vivre.
- Précisons au départ que le « petit », l’anawim, dans l’évangile de Matthieu, n’est pas n’importe quel pauvre, mais l’humble de la maison d’Israël, qui croit que Dieu sauvera Israël et qui met toute son espérance dans la venue du messie. Il ne compte que sur le Seigneur Dieu d’Israël parce qu’il a l’esprit de pauvreté et que sa seule sûreté, jusque dans le matériel de sa vie, est en Dieu. Il n’amasse pas, il ne brille ni par la science ni par le prestige, il n’a pas d’autorité ni ne fait autorité. Il n’est pas même un bon pratiquant de sa religion, et toute sa religion tient en sa foi en Dieu et en l’espérance de son salut. Le petit est un croyant et même le croyant par excellence. N’y a-t-il pas chez les païens, chez les incroyants, de ces petits ? Si : la syro-phénicienne, le centurion de Capharnaüm. Ce sont des païens qui demandent à Jésus de sauver un enfant ; ils ont l’audace de croire que le Messie d’Israël est aussi pour eux, qui sont hors du peuple de l’alliance. Et leur foi personnelle en lui peut être d’une telle intensité que non seulement ils obtiennent mais de surcroît leur foi est louée devant Israël. Ils ne sont pas disciples missionnaires, formés à l’Evangile, pour autant, mais simples petits disciples assurément. Nous connaissons tous de ces mendiants, au propre comme au figuré, qui restent au porche des églises ou y entrent déposer une prière quand elles sont vides. Ils se trouvent trop moches moralement ou trop mal-croyants pour se considérer chrétiens. Ils sont comme ces païens de l’Evangile qui, sans s’estimer capables ou dignes de se mettre à la suite de Jésus, en appellent malgré tout à lui comme leur sauveur.
- Lisons la parabole de la brebis perdue car elle éclaire la condition du « petit disciple » que le berger ne peut se résoudre à perdre et qui est l’objet de toute sa sollicitude. Notons que Matthieu place cette parabole à la fin de son enseignement sur les « petits ». Luc, lui, en disciple de Paul, la situe dans le cadre d’un débat avec les Pharisiens sur la justification des pécheurs. Qu’est-ce que Matthieu veut nous dire du « petit » par cette parabole. Oublié des gens importants qui le « regardent de haut », de trop haut pour même l’apercevoir, le petit d’abord est une brebis du troupeau qui a mis sa foi en Jésus ; le petit sait qu’il est « Dieu sauve », comme son nom l’indique, qu’il redresse les accablés de corps, de cœur et d’esprit, qu’il le sauve avec les autres brebis. Le Christ s’adresse à la brebis et elle entend sa voix parce qu’elle a foi en lui. Elle se laisse guider par lui et reste auprès des autres brebis pour ne pas errer. Ce troupeau c’est le peuple des justes qui se confie en lui, plus exactement le peuple qu’il rend juste par la foi en lui et qu’il conduit en son royaume. C’est l’Eglise. Mais la brebis croyante peut se perdre dans des voies sans issue où elle n’entend plus la voix du berger. Celui-ci ne veut pas l’abandonner car « il n’y a pas volonté qu’un seul de ces petits se perde. » Cette brebis perdue, la plus sotte du troupeau, se fourvoie par bêtise, mais elle porte la marque du disciple. Même quand elle l’oublie, elle la garde. Perdue, elle crie au secours ou se laisse dépérir. Le berger ne se résigne pas à sa perte. « Il n’y a pas volonté » à cela. Elle devient sa préférée le temps de la retrouver. Le troupeau du Christ, son peuple, est largement constitué de ces « paumés », ces brebis perdues sans berger qui attendent d’être trouvées et qui prennent littéralement Jésus « aux tripes » (Mt 14, 14). Parmi les chrétiens baptisés dans l’enfance dans les 50 dernières années, tous n’ont pas été des chrétiens de simple dénomination, n’ayant reçu aucune éducation dans la foi après leur baptême. Beaucoup ont eu dans l’enfance la foi des enfants et ont prié Jésus. Et beaucoup parmi eux ont voulu se débrouiller sans lui à l’adolescence ou à l’âge adulte. Ils ont cessé de prier pour faire comme les « grands », ils ont abandonné la foi de leur enfance et se sont perdus dans voies qui ne menaient nulle part. Certains ont tout misé toute leur vie sur leur carrière, d’autres ont glissé vers la défonce sous toutes ses formes, d’autres encore ont cherché la conformité à la norme idéologique et sociale du moment pour être totalement de leur temps, d’autres enfin ont improvisé leur chemin, sans véritable cap, en comptant sur leur débrouillardise pour survivre sans Evangile. Je ne peux m’empêcher de penser que se découvrant perdus dans le monde, l’enfant qu’ils ont été leur parle et les rende attentif à la voix du berger de leur enfance. Les églises, dit-on, sont fréquentées par des vieux et on en tire la conclusion que l’Eglise va disparaître. Mais il est vraisemblable qu’on en dira autant dans 50 ans. Car beaucoup de ces vieux, que la vie a amochés et déçus, ont été reconduits au bercail de leur enfance. Ce sont des pauvres petits vieux. Eux aussi jugeront le monde.
- Le petit n’est donc pas forcément un juste accompli, ou un saint arrivé à maturité. Ceux-ci ont choisi, jusqu’au bout, la fidélité et la dépendance au Christ. Ils sont nourris de sa Parole et de ses sacrements. Ils ont totalement assumé leur petitesse. Lui, bien souvent, est un saint commençant, un nourrisson, au lait, sans autonomie, complètement démuni, dépendant sans même en avoir conscience. Sa prière ne dépasse pas le début de la messe : Kyrie eleison, Seigneur prends pitié. C’est la prière élémentaire, celle écrite sur la tombe d’Al Capone, celle du bon larron, le premier saint canonisé, la prière du cœur du pèlerin russe. Comme tous les débutants dans la vie, ce saint des commencements peut se fourvoyer : les frais pâturages du berger sont au bout d’une route, tandis que les touffes de pâture visibles à quelques pas du chemin sont appétissantes. Il peut aussi être scandalisé par un faux frère qui l’entraîne dans son péché et ruine sa foi. Il est fragile et vulnérable au péché des grands qu’il voudra imiter et à qui il fait confiance. Mais ce très petit reste le destinataire premier de l’Evangile et il peut en appeler à son sauveur en toute sureté. Il le sait : il a besoin urgent et constant d’être sauvé, très concrètement, c’est-à-dire de passer d’un mode « survie » de « paumé » à une vie « bienheureuse », une vie abondante pour parler comme l’évangéliste Jean. C’est ce qui le définit. S’il devient une « grande personne », il voudra souvent choisir en toute autonomie ce qui est bon pour lui et il prendra son chemin qui ne sera pas forcément celui du berger. Il ne voudra plus être petit, mais petit il restera pour son berger. Tant que petit il voudra être, il sera spontanément dans la posture de foi fondamentale que Jésus attend du disciple. Il est comme l’enfant, que Jésus érige en modèle du disciple. Un enfant peut être pénible, voire terrible, mais un enfant ne peut pas se détacher de ses parents car il attend tout d’eux. Il s’en rend compte lorsqu’il prend la poudre d’escampette. Ce petit n’a finalement que sa vie comme bien, mais il y tient et espère une belle vie, une vraie vie « quand il sera grand ». Il n’a que Dieu pour la lui accorder, il le sait et il l’appelle quand il a fait une bêtise : « un pauvre appelle, Dieu l’entend ». C’est ainsi que le Christ est venu « sauver ce qui était perdu ». C’est cette condition du « pauvre petit » que le disciple doit prendre. François d’Assise a profondément renouvelé le visage de la sainteté dans l’Eglise du XIIIème siècle et il a été reconnu comme alter Christus par ses contemporains. Le « sensus fidelium » avait bien perçu que sa vie était un témoignage évangélique de premier rang, au point qu’il fut canonisé en un temps record. En quoi a consisté cette « grande réforme franciscaine » dans l’Eglise ? François avait compris qu’être disciple du Christ et être un « pauvre petit frère », un frère mineur, un frère mendiant, c’était tout un. J’en dirais autant de Thérèse de Lisieux : elle n’a fait que creuser le fond de sa petitesse cloîtrée dans son couvent et, après sa mort, elle est devenue la maîtresse spirituelle du XXème siècle. Est « petit » celui qui croit à la miséricorde de Dieu, en vit et s’en réjouit.
- Par une interprétation trop restrictive de cette condition de « petit », on a compris que l’on serait jugé sur l’assistance du pauvre dans le besoin. La pauvreté matérielle n’est que la partie émergée de l’iceberg de la misère humaine et son simple soulagement matériel n’est que l’écorce de la justice. Car ce « très petit », ce « plus petit de tous », ce « moindre des petits », de la parabole (autant de traductions valables) est exactement celui (et, dans les faits, surtout celle) que Jésus proclame bienheureux dans les Béatitudes. C’est le plus petit des anawim. Ce tout petit, spontanément croyant, est démuni face aux puissances qui mènent le monde ; elles ne s’occupent pas de lui et le rayent de la liste des gens qui comptent. Il est démuni : face à l’argent, face à la santé, face à la violence, face à l’injustice instituée, face à la loi, face au pouvoir, face au savoir, face aux gens importants, face à la mort… Le petit n’a pas grand-chose pour lui, ni sur lui, c’est l’homme nu, à l’état d’Adam devant Dieu, qui ne peut même pas se justifier de ses œuvres et demande que Dieu le rende juste par sa miséricorde. La parabole du Pharisien et du Publicain n’est pas en Matthieu, mais en Luc, mais l’esprit est le même. On regardera facilement le très petit comme un déchet de l’humanité, un sans grade, un paumé qui survit comme il peut, un importun qui n’a rien à faire dans le monde. C’est donc à l’attention portée à celui qui n’a pas grand-chose pour lui, qui, de ce fait, n’est pas grand-chose aux yeux du monde, mais qui est premier aux yeux de Dieu que sera jugé le païen incroyant. Or ce petit assumé, qui se glorifie de sa petitesse comme réceptacle de la miséricorde de Dieu, ce raté des gloires humaines qui fait vilain dans le monde, cet homme ou cette femme invisible des écrans statistiques, ce signe de contradiction lors du jugement, c’est le disciple, car nul plus que le disciple ne sait ce qu’il doit à la pure miséricorde de Dieu. Le disciple est un « pauvre type » qui s’assume parce que Dieu l’assume.
Le païen et le petit
- Dans les premiers temps de l’Eglise comme aujourd’hui, le monde païen a tenu généralement le chrétien, surtout catholique, en grand mépris, et pour les mêmes raisons hier et aujourd’hui : il est obscur, il n'est pas à la mode, il croit à des sornettes, il sort du consensus social, il pratique mal sa morale, il rase les murs, il suit aveuglément ses pasteurs, il n’est pas très malin. Un vrai mouton de Panurge ! C’est un fait : le monde des païens a traité et continue de traiter le disciple déclaré de Jésus comme un déchet de l’esprit, de l’histoire, des affaires… En somme le raté par excellence qui n’a rien compris à la vie, le « pauvre type » que l’on regarde de haut, avec mépris, dérision ou ironie… ou que l’on ne regarde pas. Il suffit d’écouter ce qui se dit des catholiques dans les media « mainstream » : ce propos n’est guère exagéré. Qu’il y ait eu parmi ces piètres gens de grands génies et de grands saints ne plaidera jamais pour eux auprès des mondains que ni le génie ni la sainteté n’impressionne au point de les amener à la repentance. Ce qui différencie un chrétien d’un autre tient fondamentalement en ceci : le disciple de Jésus sait devant Dieu qu’il est un pauvre type, le païen ne le sait pas. Le disciple n’est pas plus pauvre que le païen, matériellement il le sera peut-être moins et il aura peut-être plus de talents. Mais il sait que sans Dieu il n’est pas grand-chose, vraiment pas grand-chose, rien. Sans sa providence, il n’a pas de quoi vivre, sans sa parole de vie, il n’est qu’un péteux, sans ses dons, il est démuni, sans son secours il se noie dans son péché. Le païen n’est rien sans Dieu non plus, mais il ne le sait pas. Au contact du disciple de Jésus le païen peut reconnaître sa propre condition de pauvre type devant ce Dieu inconnu dont lui parle sa conscience, et se faire frère de ce prochain pas très attrayant. Ou il peut ne pas vouloir du tout le savoir et sortir l’importun de son paysage. C’est, je crois, le sens profond de l’adresse du roi aux bénis du Père dans la parabole du jugement et de l’assimilation qu’il fait du petit et du disciple. Mais le disciple peut lui-même se faire goy lorsqu’il rencontre plus pauvre type que lui, parce que celui-là, ce petit qui ne se raconte pas d’histoire sur sa petitesse, risque fort d’être beaucoup plus près de la miséricorde du Royaume de Dieu que lui.
- Le païen incroyant peut donc s’engager sur un chemin où l’inhumanité sera de rigueur. Il peut ne s’occuper que de lui-même et de ce qui le fera tenir dans le monde : possessions, confort, position, standing, pouvoir, jouissance, célébrité, santé, postérité… ou simplement se supporter dans son petit monde : routines, conformisme, addictions, psychotropes, antidépresseurs, adrénaline sportive, magie sous toutes ses formes. Dans tous les cas, le petit n’a pas sa place dans son monde, grand ou petit ; on ne le verra pas ni ne l’entendra, puisque ce n’est qu’un pauvre type. Pourtant il est l’homme dans toute sa fragilité et sa nudité, l’humanité en ce qu’elle a de plus authentique. Ce très petit bien aimé de Dieu sera toujours trop petit pour être vu de loin ou de haut. Il n’est pas important, il n’a, comme on dit, aucun intérêt et dans les jeux d’intérêts il peut être passé par profits et pertes. Mais le goy incroyant peut se faire authentique ministre du Messie sauveur à son insu en portant un simple regard de bienveillance ou d’amitié sur le « pauvre type » par excellence qu’est le petit-disciple. C’est toute sa justice et sa voie de salut. C’est son humanité foncière de fils d’Adam qui le sauvera alors. Il. Le païen a-t-il seulement une fois porté réel intérêt à celui qui ne pouvait rien lui apporter ni rapporter ? Si oui, il sera capable de recevoir la miséricorde de Dieu car, ne serait-ce qu’une fois, il est sorti de ses intérêts et de sa position, il a agi gratuitement, il s’est converti à son humanité de fils d’Adam. Il a pu fendre l’armure et regarder le « pauvre type » comme un frère en humanité.
- Allons plus loin dans l’interprétation. Et si le « très petit » n’était pas d’abord nous-mêmes ? Et si ce n’était pas le petit enfant que nous avons été qui était spontanément fait pour le Royaume des Cieux, dont le cœur était ouvert au Christ pour peu qu’il lui fût annoncé ? Car l’incroyance n’est pas l’état natif de l’enfant, mais la croyance. C’est d’abord « par la bouche des tout-petits » que « Dieu se ménage une louange ». Tout enfant, quel qu’il soit, est bien aimé du Christ. Le drame de ces petits : ils croient ceux qui abusent d’eux et ils sont la proie des scandaleux. La question vaut pour le chrétien comme pour le non-chrétien : qu’avons-nous fait dans notre vie du petit garçon ou de la petite fille que nous avons été ? Qu’avons-nous fait de son aspiration à la vie et au bonheur, autrement dit au salut qui est bien plus qu'une réparation du mal ? Qu’avons-nous fait de sa fragilité ? Avons-nous voulu répondre à son attente ? l’avons-nous protégé ? Car on peut avoir renié l’enfant qu’on a été, moqué ses rêves, étouffer sa voix, lapider ou pétrifier son cœur de chair. Car c'est l'enfant que nous avons été qui se rappelle à notre conscience d’adulte. Il parle par elle. Il nous demande de l’accomplir. Ce petit aura-t-il sommeillé notre vie durant ? Se sera-t-il réveillé en notre conscience et poussé ses cris ? Le premier « tout petit » que nous aurons dû nourrir, lavé, vêtir, soigner, visiter en prison, c’est le petit enfant que nous avons été. Nous l’aurons fait grandir ou nous nous en serons débarrassés ; alors nous aurons jeté le bébé avec l’eau du bain - ce bain du baptême qu’il a reçu ou qui lui était naturellement destiné.
C- La damnation est-elle possible ?
L’enfer dans l’eschatologie de Matthieu
- C’est un thème très présent dans les évangiles, et c’est même une caractéristique de l’eschatologie chrétienne par rapport aux eschatologies juives qui avaient cours à l’époque. L’enfer est présent dans la prédication de Jésus comme jamais avant lui, dans la Bible et même dans l’apocalyptique juive.
- Les références évangéliques à la damnation sont très nombreuses. Pour en rester au seul évangile de Matthieu :
- Le feu éternel est annoncé par Jean le Baptiste (Mt 3, 12), et Jésus l’évoque tout au long de sa prédication (Mt 5, 22 ; Mt 7, 19 ; Mt 13, 40 ; Mt 13, 50 ; Mt 18, 8-9)
- La géhenne, associée à ce feu, apparaît 7 fois dans cet évangile. Ce lieu de tourment par le feu, n’apparaît dans la littérature juive que très tardivement, à l’époque même du Christ. Dans le Livre d’Enoch, il est le lieu du Shéol (séjour des morts, Hadès) où les méchants attendent le jugement final. On peut discuter pour savoir si la géhenne désigne bien le feu éternel dans la prédication de Jésus, mais, comme pour lui, toute l’humanité est promise à la résurrection, il ne fait pas la différence entre le feu éternel des « non-ressuscités » et la géhenne, prison terrible des criminels en attente du jugement. On considérera que la géhenne est tout au moins la préfiguration de l’enfer avant la résurrection finale, ce lieu de souffrance et de soif du riche qui n’a pas vu le pauvre Lazare mendier à sa porte.
- Les « pleurs et les grincements des dents », associés aussi à la fournaise ardente, apparaissent 6 fois en conclusion de paraboles.
- Le « blasphème contre l’Esprit » (Mt 12, 31) est déclaré totalement impardonnable, donc passible de l’enfer. Remis en contexte par Marc, on comprend de quoi il s’agit : traiter l’action salvatrice de l’Esprit Saint de démoniaque, c’est prendre l’Esprit pour un démon, c’est traiter Dieu de démon. C’est le blasphème absolu. Blasphémer contre le Fils de l’Homme, c’est ne pas voir en lui le fils de Dieu et cela peut être remis. Dire que les œuvres de l’Esprit sont celles de Satan, c’est une totale perversion de la conscience morale, un mensonge suprême par convenance personnelle. C’est prendre le parti résolu de la mauvaise foi. Comment guérir une conscience perverse ?
- Le risque de la damnation est constamment rappelé: il ne va pas de soi d’entrer dans le Royaume. « Entrez par la porte étroite. Car large est la porte, vaste le chemin qui mènent à la perdition » (Mt 7, 13). Il s’agit bien de perdition, pas d’égarement, comme on le traduit parfois.
- La parabole du Jugement Dernier est sans doute la plus explicite sur le sujet en mettant en parallèle presque parfait le jugement des bienheureux et celui des damnés et en évoquant très explicitement le châtiment éternel par le feu. A la différence de Luc, Matthieu n’use pas de l’antithèse des béatitudes et des « antibéatitudes ». C’est parce que les antibéatitudes, c’est ici qu’elles se trouvent avec le malheur qui les suit.
La damnation éternelle : une notion devenue insupportable aux chrétiens contemporains.
- Pour nous la miséricorde de Dieu est infinie et bien plus grande que les pires des péchés des hommes. C’est parfaitement exact. Elle peut les sauver tous et c’est ce qu’elle veut. Que Dieu se fasse comptable des bonnes et des mauvaises actions comme un boutiquier et soit capable de condamner aux tourments éternels des pauvres pécheurs heurte profondément notre sensibilité, au point que certains théologiens, et pas des plus progressistes, et le pape lui-même, disent leur espérance personnelle dans un salut universel de l’humanité qui laisse l’enfer « au diable et à ses anges ». Ainsi revenons-nous, pour les humains, à la théologie de l’apocatastase : l’enfer n’est pas pour les hommes et ils seront tous sauvés.
- De ce fait tous les nombreux passages des évangiles qui menacent les pécheurs du feu éternel sont réinterprétés
- C’est une menace purement pédagogique, comme on menacerait du Père Fouettard l’enfant pénible à l’approche de Noël.
- Elle joue sur la peur, ce qui n’est pas évangélique.
- Elle est foncièrement mensongère, ce qui l’est encore moins.
- Mais de cette forte espérance que Dieu effacera le péché de tous les hommes, nous voyons les conséquences pratiques qui sont anti -évangéliques au possible. Si « on ira tous au paradis », quoiqu’on ait fait, l’urgence du salut s’efface, l’Evangile devient une option de vie individuelle, la pratique religieuse perd toute nécessité et la conversion n’est plus impérieuse. Nous n’avons plus à coopérer au salut quand il est à l’horizon de toute vie. Et cet horizon est si lointain qu’on peut l’oublier. Nous sommes devenus irresponsables de notre vie devant Dieu, nous répondons plus de rien sinon devant les puissants du moment. Alors « vaste est le chemin qui mène à la perdition » puisque cette perdition ne sera pas si complète qu’elle ne puisse être arrêtée à la fin des temps. « Parce que l’iniquité (anomia) sera arrivée à son comble, la charité de beaucoup se refroidira » prévient le Christ (Mt 24, 12) et nous avons bien le sentiment que la prophétie s’accomplit en ce temps de déconstruction. Cette apostasie pratique de générations de chrétiens devenus indifférents à leur salut et à celui du monde a porté des fruits mortels, à savoir les massacres des innocents « en trop » dont le seul tort est d’exister en dehors des clous de ce qui était humainement acceptable, quelle que soit la définition qui en était donnée : les Juifs, les koulaks, les handicapés, les tarés de toutes sortes, les enfants non désirés, les agonisants. Inutile de développer… Notre monde fabrique les déchets de l’humanité. Sans perspective du salut, les chrétiens se sont paganisés et ont prêté leur concours à l’édification un monde de suffisants qui ne cherchent aucun salut, un monde darwinien de compétition pour la survie, un monde d’indifférence et d’indifférenciation, où tout est normal et rien n’est normal, où la seule normalité est le malheur, et la vacuité des esprits est comblé en apparence par les appétits matériels… L’injustice généralisée, l’anomia, donne à voir un enfer où toute charité sera éteinte. Qui ne croit pas à l’enfer dans l’au-delà n’a qu’à en regarder les prémices. Il est dans un monde sans Christ auquel il travaille ici-bas. Même pour les baptisés retentit la plainte de Saint Paul aux Philippiens : « La conduite de beaucoup… je vous en ai souvent parlé et j’en reparle maintenant en larmes : ces gens sont les ennemis de la croix du Christ, leur but, c’est leur perte, leur dieu, c’est leur (bas) ventre, leur gloire, c’est leur honte ; ils ne pensent qu’aux choses de la terre. Notre citoyenneté à nous est dans les cieux… »
Comprendre la damnation dans l’évangile de Matthieu
- Les « ténèbres extérieures »:
- le Royaume des Cieux est là où est le Christ, l’enfer est là où il n’est pas. Être avec le Christ, c’est la définition même du Royaume des Cieux. La lumière, dans l’Apocalypse, irradie de l’intérieur de la Jérusalem Céleste. Elle est le Royaume de la lumière du Christ, du feu qu’il a allumé à Pâques. L’effroi de l’enfer, pour un chrétien, n’est pas la peur des tourments qui attendent les méchants, c’est l’inquiétude de n’être pas où est le Christ et avec Lui, de pouvoir être séparé de lui. La « crainte » et le « tremblement » de notre salut, redonnons leur sens. Qui ne les éprouve pas se moque de son salut ou le tient pour acquis, ce qui revient au même. Car, si on le prend au sérieux, nous savons que nous ne le mériterons jamais et que nous devons demander constamment la miséricorde du Père pour qu’Il nous remette dans la lumière du Fils. Nous savons que nous pouvons passer à côté de notre salut parce que nous passons tous les jours à côté de notre sainteté, c’est-à-dire de l’amour du prochain. Nous voyons bien que nous prenons à la légère notre salut dont nous ne voyons pas l’urgence quotidienne et vitale. Nous savons qu’il existe des ténèbres extérieures et que « large est la porte, vaste le chemin » qui y mènent. Tous les jours nous cédons à la facilité de l’emprunter. Il y a de quoi craindre et trembler de ne pas arriver à suivre Jésus jusque dans son royaume. Ne pas s’en inquiéter, c’est signe ou qu’on ne croit pas au salut, ou qu’on croit le mériter parce qu’on n’a pas de « gros péché » sur la conscience. On va au jugement dernier comme on se rend au marché pour acheter son salut à un Dieu boutiquier ou comme on part en vacances, sans souci. Est-ce bien sérieux ?
- Il existe effectivement un extérieur ténébreux du Royaume de Dieu depuis les origines de la création. On n’a pas fini de creuser le poème de la création : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme et un souffle de Dieu agitait la surface des eaux. Dieu dit : que la lumière soit et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne et Dieu sépara la lumière et les ténèbres. » (Gn 1, 1-3). La toute-puissance créatrice de Dieu n’est pas limitée au tohu-bohu ténébreux de la création initiale. Celle-ci n’est ni bonne ni mauvaise, elle est « neutre », indifférenciée, sans bien ni mal, avant que la lumière soit. La lumière qui est « bonne » est le premier don qui la sanctifie. La lumière sépare d’elle les ténèbres. Dieu crée un monde chaotique et sans lumière pour y introduire la lumière et les ténèbres en sont séparées et sont nommées. La « chute des anges déchus » est présentée souvent sous forme mythologique dans un récit où l’on voit Satan se rebeller contre le dessein de Dieu de créer l’homme à son image. Certains pères de l’Eglise ont soutenu cette fable mythologique. Elle n’est pas ridicule du tout. Tout mythe dit une vérité profonde. Mais notre foi ne repose pas sur un mythe. C’est en fait le grand mystère des origines : lorsque Dieu crée la lumière (physique et spirituelle) une part des créatures spirituelles intelligentes, les créatures « du ciel » – toutes les Ecritures et toutes les religions croient à l’existence d’esprits immatériels - vont spontanement à la lumière parce qu’elle est voulue par Dieu, qu’Il la déclare bonne, et qu’ils veulent la porter, une autre va spontanément et volontairement vers les ténèbres pour exactement les mêmes raisons. Plutôt le chaos et les ténèbres où tout est indifférencié, vrai et faux, bon et mauvais, beau et laid, que la séparation des ténèbres et de la lumière. Satan est « menteur dès l’origine » non en ce qu’il préfère le faux au vrai, mais qu’il ne veut pas que le faux soit séparé du vrai. « Lucifer » porte la lumière comme les saints anges, mais c’est pour la noyer dans ses ténèbres.
- Les ténèbres infernales ne sont pas néant, mais elles sont la part de la création aspirant au néant. Le néant, par définition, n’existe pas. Le diable ne peut qu’aspirer au néant, comme les damnés, mais il ne peut pas ne pas être. Le Méphistophélès de Goethe déclare : « Je suis l’esprit qui toujours nie ; et c’est avec justice : car tout ce qui existe est digne d’être détruit ; il serait donc mieux que rien n’existât. »On n’a jamais mieux dit le dessein démoniaque. Il est comme un « trou noir » dans l’univers des astres, la part obscure d’un cosmos qui révèle par antithèse la lumière. Mais tout ce qui est, tout ce qui a été, sera pour toujours. Même si certaines créatures refusent d’être, elles ne peuvent en disposer. Cela appartient au créateur. Les « ténèbres extérieures » disent malgré elles, par contraste, la gloire de Dieu. L’intérieur lumineux cerne l’extérieur ténébreux de toutes parts. Paradoxe de la géographie céleste… Si l'on veut filer la métaphore astronomique, l'horizon des événements qui entourent le trou noir est extrêmement chaud !
- Le « feu éternel » : êtres ténébreux, Satan et ses anges ne préparent pas un enfer de flammes qu’ils alimenteraient pour y rôtir les damnés. Ce n’est pas ce qu’on lit dans les évangiles ni dans les autres textes du Nouveau Testament.
- Le dragon de l’Apocalypse est rouge mais ne crache pas de feu ! Cela, on le trouve dans la mythologie païenne. Le domaine auquel les démons aspirent est un espace froid comme la mort, froid comme la pierre, froid comme le calcul, froid comme le trou noir. Ils se moquent complètement de la chaleur d’ambiance entre eux. La chaleur leur est insupportable. Le feu qui réchauffe et éclaire est leur ennemi.
- Il est significatif que, quel que soit son usage dans la Bible, c’est Dieu qui dispose du feu et quand ce n’est pas lui, c’est l’homme pour le sacrifice. Le feu manifeste Dieu (le buisson ardent, les langues de feu de la Pentecôte…), désigne son œuvre de salut (le feu que Jésus annonce vouloir allumer sur la terre), il est le châtiment de Dieu pour anéantir Sodome, la ville d’iniquité, il purifie les œuvres des hommes en les passant au creuset… Le feu est un instrument divin dans la Bible. Le diable souffle le froid, l’Esprit souffle le chaud.
- C’est Dieu Lui-même qui a préparé le feu de l’enfer, comme on le lit dans la parabole du Jugement Dernier qui nous intéresse. C’est le même feu qui, chez les élus, les consume d’amour. En enfer, le feu de l’Esprit Saint s’invite dans les ténèbres et c’est à l’amour ardent de Dieu que sont chauffés à blanc, dans les tourments, des êtres, qui, de tout leur être, n’en veulent pas, et ne se consument ni ne fondent à l’amour de Dieu. Certaines visions de l’enfer montrent des damnés se servant les uns des autres comme d’un bouclier face à la fournaise. C’est bien vu. C’est ainsi que la gloire de Dieu est manifestée et proclamée jusqu’au cœur des ténèbres. La géhenne n’était-elle pas un dépotoir où le feu purificateur ne cessait pas ?
la possibilité de la damnation
- Peut-on se damner ? Beaucoup répondront : non, parce que Dieu nous sauvera toujours. Trois raisons à cela :
- Dieu ne peut pas laisser l’homme, sa créature, connaître une mort éternelle qui est en fait une vie lamentable et tourmentée car aucun péché ne peut faire obstacle à sa bonté. Y faire obstacle, certainement pas, y résister de tout son être ? A voir…
- La damnation éternelle est sans commune mesure avec les pires des péchés des hommes. Cette condamnation serait le fait d’un Dieu inéquitable, ce qui est irrecevable. Il faut néanmoins faire attention aux termes : on parle de damnation, pas de condamnation. La damnation est le fait du pécheur, pas de Dieu qui, dans la parabole, ne fait que constater et valider le choix de vie des damnés.
- La damnation suppose que l’on puisse refuser en pleine conscience l’amour infini de Dieu, ce qui n’est possible qu’aux mauvais anges.
- Ce n’est pas ce que nous lisons dans les évangiles et la tradition de l’Eglise n’est pas allée en ce sens : on peut bien se damner. Nul ne sait qui est allé jusque là parmi les hommes, mais que ce soit très possible, et que ce soit la contrepartie de l’avènement du Royaume des Cieux, qu’on se prête à une lecture simple ou savante des évangiles, tout l’indique. Si l’on prend la parabole du Jugement Dernier, le strict parallèle élection / damnation nous met devant un diptyque dont on ne peut isoler un pan sans dénaturer complètement l’ouvrage. Pourtant c’est ce que l’on fait dans certaines célébrations d’enterrement ou l’on ne retient que la bénédiction des élus !
- La miséricorde de Dieu est infinie, mais si elle s’impose à l’homme sans considération de ses choix de vie qui l’ont façonné, ce n’est plus de la miséricorde, c’est de l’amour forcé, donc ce n’est pas de l’amour. Certains choix de vie peuvent rendre totalement hermétique à la miséricorde et inaptes à la recevoir. Les durs de ce monde ne sont pas enclins à accepter la faiblesse, ni en eux, ni autour d’eux et, mis devant l’amour gratuit de Dieu, sommes-nous sûrs qu’ils seront touchés au cœur et n’y tiendront pas tête ? Il faut pour cela s’être laissé attendrir dans sa vie par quelqu’un et pas simplement par quelque animal de compagnie, fût-il humain. Si on n’a pas appris à considérer avec un minimum de bienveillance la fragilité du « plus petit », du « minus habens », ce n’est pas au moment de l’examen de vie final qu’on l’apprendra. Je renvoie à ce que j’ai écrit sur l’idée que les « maudits » se font du service des petits : ce n’était pas leur boulot, le royaume des cieux leur était étranger, comment le juge peut-il leur en tenir grief ? Ils n’ont rien fait pour Royaume des Cieux dans leur vie et ils sont incapables de s’inventer un destin de ministre du Roi alors qu’ils le découvrent et comparaissent devant lui. Ils s’en excusent, mais ils sont loin d’en demander pardon. Ils ne savaient pas, ils ne voyaient pas, ils n’ont rien fait de mal. Et c’est vrai : ils n’ont rien vu, mais parce qu’ils n’ont rien voulu voir.
- La damnation de l’homme n’est pas celle des démons. Les démons ont choisi librement et en toute lucidité, hors de l’histoire, de faire des ténèbres leur domaine. L’homme n’en est pas capable. L’homme apprend à vivre et se trouve les raisons de vivre entre lumière et ténèbres. Il apprend à vivre de ses parents, de ses maîtres, de son expérience, de ses succès et de ses échecs. Il est comme il se fait dans le temps, ce qui n’est pas le cas des démons qui refusent depuis toujours leur nature. Quand ses œuvres sont mauvaises, elles étouffent comme de l’extérieur sa bonne nature et obscurcissent sa conscience. Quand ses œuvres sont bonnes, elles manifestent au contraire sa justice et sa bonté naturelles. Les œuvres ne sauvent pas ni ne damnent : elles disent la personne que nous avons voulu être. Nous serons à la fin celui où celle que nous avons voulu être notre vie durant. Cela n’exclut nullement la conversion de dernière seconde du pauvre type qui se découvre impuissant devant sa mort, et pousse le cri final qui le sauve : « Seigneur, Toi qui peux tout, sauve-moi du gâchis que j’ai fait de ma vie ! Je n’ai pas aimé.» Cette conversion est possible, mais pour quelqu’un qui aura un tout petit peu appris à aimer et même à s’aimer pour ce qu’il était. Mais l’endurcissement peut être extrême chez des gens qui ne désarment pas dans l’autojustification. Toute vie passera donc l’examen final du feu de l’Esprit : s’enflammera-t-elle pour l’éternité à l’amour de Dieu ou noircira-t-elle et se tortillera-t-elle sans se consumer ? Peut-elle L’accueillir ou pas, pour qu’Il la transfigure en vie éternelle ? Réussir l’examen n’est pas acquis. Certains viendront à la lumière du tribunal et leur conscience, bonne ou mauvaise, sera leur avocat devant Dieu, comme le suggère Saint Paul. D’autres ne viendront pas à la lumière « parce que leurs œuvres sont mauvaises », qu’ils ne voudront surtout pas du coup de projecteur sur elles qui révèlerait la vacuité de leur être et qu’ils ne pourront ni ne voudront se dédire de la vie qu’ils ont choisie. Les uns auront cherché à vivre avec et pour leur prochain, les autres auront voulu faire de leur vie une œuvre à leur gloire. Les uns auront essayé de réussir leur vie, les autres auront essayé seulement de réussir dans la vie. Les uns ont voulu être des gens de bien, les autres auront voulu avoir du bien. Les uns auront préféré l’auxiliaire être, les autres l’auxiliaire avoir. Aux uns leur simple humanité envers ceux qui dépendaient d’eux leur sera comptée comme justice ; quant aux autres la voracité de leurs appétits aura fait d’eux des bêtes. Il n’y a pas besoin d’avoir vendu son âme au diable pour être damné. Il suffit d’avoir joué le même jeu que lui, celui d’une domination despotique sur soi et sur les autres et d’une libre disposition du bien et du mal.
- On dira sans doute qu’une vie est un composite et que l’on y oscille entre ces deux pôles du péché et de la justice. D’où cette représentation, ainsi à l’hospice de Beaune, de l’ange pesant les bonnes actions et les mauvaises. Mais je ne pense pas que ce soit correct car nulle part n’apparaît dans la parabole cette pesée. Ou vous aurez su vous abaisser, ne serait-ce qu’une fois, vers les sans défense qui criaient vers le Dieu de leur salut, qui formaient le petit troupeau du Christ à qui le Père avait remis son royaume, ou vous les aurez abandonnés à une petitesse sans intérêt pour vous grandir. C’est binaire. La vie est comme une porte : elle s’est ouverte à la miséricorde, même légèrement entrouverte, même in extremis, ou elle est fermée. Une fois la porte ouverte, la serrure a été forcée, elle ne marche plus et la porte reste toujours entrebâillée. Il suffit d’un seul acte gratuit de pure sollicitude désintéressée pour racheter toute une vie et maintenir la porte ouverte. « Chaque fois que vous l’avez fait » : vous n’avez peut-être ouvert la porte qu’une fois. Inversement « chaque fois que vous ne l’avez pas fait » : vous avez laissé constamment votre porte fermée au petit, pas forcément par méchanceté délibérée, mais pire par profond désintérêt, parce qu’il n’était pas de votre monde, ce monde où rien n’est gratuit et où il n’avait aucun intérêt pour vous. Ce faisant, vous l’avez abandonné à la grâce de Dieu dont il était le messager. Vous n’aurez pas expérimenté la miséricorde, vous ne saurez pas ce qu’elle est, vous ne la demanderez pas et ne le recevrez pas.
Je crois, à la différence des optimistes du salut, qu’il est possible de passer toute une vie sur terre à lorgner les sommets de la réussite, avec admiration ou avec envie, et à ne jamais daigner baisser le regard vers le « pauvre petit », lui porter attention et laisser surgir l'humain de nous de notre carapace de mauvaises actions. Même les révolutionnaires avides de justice sociale pour les « damnés de la terre » donnent de la voix et recrutent ainsi leurs troupes, mais ils paraissent garder les yeux rivés sur les cimes à conquérir et ne pas trop faire cas du soldat de la troupe de déshérités qu’ils recrutent pour mourir à leur cause. Aiment-ils le petit pour ce qu’il est ? Pour ce qu’il apporte au combat, oui. Pour ce qu’il est, à savoir un autre Christ, ce n’est pas certain.
Le salut est à portée de main pour tous. Il suffit de se baisser, de s’abaisser au niveau des plus petits pour le cueillir auprès d’eux et nous laisser cueillir à leur bas niveau par le Christ. Il n’a pas refusé de plonger très bas pour le salut de tous et de chacun. Mais il serait illusoire de croire qu’on peut s’en dispenser, que Dieu lui-même nous en dispensera pour être avec lui. Le salut, le nôtre personnel, celui de l’humanité, n’est pas un automatisme, il est rencontre de la miséricorde de Dieu avec un cœur qui y est prêt et s'est ouvert, même un tout petit peu, à elle. Qu’est-elle sinon l’amour du petit misérable et miséreux ? Être miséricordieux, c’est avoir « cœur pour la misère ». Plus que compassion pour le pauvre, elle est attention au misérable. « Heureux les miséricordieux, ils obtiendront miséricorde. » Ce salut n’est pas à remettre à demain. Il nous presse. Craignons de n’avoir pas un cœur miséricordieux pour notre dernier jour et tremblons à cette perspective. Si nous nous habituons à nous interdire de recevoir et de donner la miséricorde qui vient de Dieu et que le « plus petit » aura attendu sa vie durant, nous pouvons en crever pour l’éternité. Dieu ne pourra pas nous combler de la sienne contre notre gré, contre notre assentiment, contre la personne que nous nous sommes façonnée, contre notre détestation de la faiblesse d’amour, contre toute forme de miséricorde.
Au Jour du Seigneur, jour de Son salut et de Sa colère, nous serons tous jugés, disciples de Jésus ou non, petits ou grands, sur la miséricorde, celle que nous aurons demandée ou que nous aurons accordée. Sur elle seule. Toute autre lecture de la parabole du Jugement Dernier n’est que morale d’apothicaire ou fable enfantine.
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