Chapitre 2 - La rédaction des évangiles
Le témoignage de Luc
Dans le préambule de l’évangile, Luc présente son œuvre comme le résultat d’une enquête historique personnelle qui a puisé à plusieurs sources de témoins oculaires.
"Étant donné (ἐπειδήπερ) que plusieurs ont entrepris de composer un récit des faits qui se sont accomplis parmi nous, selon ce que nous transmirent ceux qui furent témoins oculaires depuis le début et sont devenus serviteurs de la Parole, à moi aussi il a paru bon, au terme d'une enquête rigoureuse depuis le début, de t’en faire une relation écrite ordonnée, cher Théophile, afin que tu te rendes compte de la sûreté des paroles dont tu as été instruit. » Lc 1, 1-4.
Il ressort de ce passage plusieurs points qui heurtent les conclusions de certains sur le caractère légendaire, voire mythiques, de certains chapitres ou versets :
- Luc se réfère comme d'autres aux témoins oculaires, de première main,
- Il légitime sa démarche en la mettant dans le sillage de prédécesseurs
- Il veut à son tour donner un témoignage complémentaire
- Il a mené personnellement une enquête complète et rigoureuse
- Il a cherché ses sources au-delà des "plusieurs" qui ont déjà écrit leur récit,
- Il a composé une oeuvre "ordonnée."
- Il a écrit pour que le lecteur soit confirmé dans la sûreté des enseignements reçus, c’est-à-dire pour être canonique.
Pendant des siècles, on a donc considéré que Luc est le dernier des synoptiques, puisqu'il se référait aux deux autres évangiles. On peut toutefois légitimement objecter qu'il reste vague sur ses prédécesseurs. Marc sans doute, mais Matthieu ? Il s'agirait plutôt d'autres sources écrites. Comme on le verra, on peut douter que Luc ait jamais connu l'évangile de Matthieu dans la rédaction que nous lui connaissons et qu'aucun argument, sinon d'hypothétiques mises en contexte, ne permet d'affirmer que ce Matthieu est antérieur à Luc. Il reste que la tradition et la science exégétique s'accordent, in fine, à considérer que Luc est le dernier rédacteur des trois synoptiques.
Cet évangile est clairement antérieur aux Actes des Apôtres qui en sont la suite. Or les Actes nous donnent des indices du moment de leur rédaction. La fin en est suprenante. Dans une longue narration, qui ressemble à un carnet de voyage, l'auteur passe à la première personne ("nous"), comme pour signer personnellement le témoignage qu'il donne ; il fournit un luxe de détails pittoresques tout à fait inhabituels sous la plume de Luc. Cette relation nous conduit jusqu'aux premières semaines de Paul à Rome. Et, tout à coup, les Actes se concluent sur l’évocation sommaire des deux années de résidence de Paul à Rome :
"... Lorsqu'il eut dit cela les Juifs s'en allèrent et eurent entre eux une longue discussion. Paul demeura deux ans entiers dans une location et il accueillait tous ceux lui rendaient visite ; il prêchait le Royaume de Dieu et donnait ses enseignements sur le Seigneur Jésus-Christ en tout transparence et sans entrave." (Ac 28,29-31).
On a l'impression de lire l’épreuve d'un candidat à un examen qui se serait fait arracher sa copie avant d’avoir pu conclure. En tout cas, l'auteur termine sur les nouvelles brèves de Paul qu'il reçoit de Rome où, manifestement, il n'est plus. Après le carnet de voyage, les Actes s'achèvent en 62 sur une carte postale. Rien sur la mort par lapidation de Jacques « frère de Jésus » en 64, alors qu’il était bien présenté comme une autorité incontournable de l’Eglise, rien sur les martyres de Pierre et de Paul à Rome vers 65-67, pas même, comme dans l’évangile de Jean, par simple allusion, rien sur la catastrophe considérable de la destruction du Temple, sinon, dans le discours eschatologique à Jérusalem, la prophétie de sa destruction, que l’on retrouve chez Marc et Matthieu et que Luc ne développe pas davantage qu'eux. Le livre des Actes a un caractère inachevé et, somme toute, moins soigneusement composé et homogène que l’évangile. Si donc l’évangile de Luc résulte d’une rédaction tardive, postérieure à la Guerre Juive, comme c'est le plus souvent avancé, cette composition, qui contraste avec l'Evangile, est incompréhensible. Luc avait tout le temps, après la catastrophe, de terminer son œuvre tranquillement, loin du théâtre de la guerre, et dissoudre le carnet de voyage dans un récit synthétique. Est-il un païen converti ? Je ne sais pas. Mais il est certain que ce n’est pas un Juif de Judée dont la ruine de Jérusalem aurait pu perturber les conditions de vie ou altérer le zèle. On peut toujours imaginer que l’œuvre en deux tomes de Luc résulte d’une composition tardive à partir d’un matériau hétéroclite à peine retravaillé, dont le « carnet de voyage » et la "carte postale" de la fin des Actes. C’est la thèse la plus couramment admise car les Actes signaleraient une organisation tardive des communautés qui serait anachronique par rapport aux dates de 62-64 où l'oeuvre aurait été apparemment écrite. Elle n’est pas convaincante pour autant ; elle manque de simplicité et de bon sens, elle invalide arbitrairement les prologues de l’Evangile et des Actes, qui visent explicitement à l'exactitude, et elle présume une chronologie de la mise en place des ministères. Celle-ci reste à prouver et elle-même présume une rédaction tardive des évangiles, 2 ou 3 générations après la mort du Christ.
Signalons d'emblée une pétition de principe, avec des arguments fonctionnant en boucle : la preuve que la rédaction est tardive, c'est que le contexte institutionnel est celui des années 80. Qu'est-ce qui permet de l'assurer ? Ce sont les textes tardifs du Nouveau Testament qui en attestent. Qu'est-ce qui permet de dire qu'ils sont tardifs et souvent pseudépigraphiques ? Parce qu'ils témoignent d'un état tardif et de préoccupations doctrinales tardives des communautés et qu’ils ont été retenus plus tard dans le canon du Nouveau Testament.Ce dernier point sera traité p dans le chapitre suivant : il ne prouve rien. Qu'est-ce qui prouve que ces préoccupations sont tardives ? Parce qu'elles ne donnent pas le même état des communautés que les premières épîtres de Paul et qu'il a bien fallu du temps pour passer d'une organisation à une autre, comme d'une spiritualité du salut imminente à une spiritualité du salut différé.Quel indice scripturaire a-t-on d'un long processus d'adapation des ministères et de structuration des communautés ? On n'en a pas, mais l'abandon du rêve d'une parousie immédiate, le conflit avec la synagogue, les allusions à la ruine de Jérusalem, tout cela "fait très tardif". Quelle preuve ? Juste des indices que l’on déclare convergents et qu'on tiendra pour preuves. "Therefore... a witch !" comme dirait Monty Python. Lorsqu'on pose un cadre interprétatif global et préalable au Nouveau Testament, l'historien ne peut pas s'y retrouver. Sans doute la tradition universitaire allemande qui lie philosophie de l'histoire et histoire est-elle à l'origine de cette démarche où des hypothèses explicatives deviennent des postulats de lecture parce qu’elles paraissent globalement cohérentes à défaut d’être établies.. Pour ma part, faute de preuve de la véracité de ces reconstructions des temps apostoliques, j'adopte un doute méthodique quant à des théories qui peuvent biaiser la compréhension historique des textes.
Des évangiles résultant d'une composition non d'une compilation
Les évangiles de Matthieu et de Luc sont composés dans un ordre qui ne laisse rien au hasard. Même Marc est bien composé, quoiqu’on en ait dit. Ils sont le fait d'auteurs qui organisent le témoignage évangélique selon un plan très étudié entre leurs évangiles de l’enfance, très différents, et les évangiles de la Résurrection. Ce ne sont pas des compilations de documents, mais elles sont le fruit d’un travail de rédaction selon un plan et selon une rhétorique élaborée. Cette composition suppose une unité d’auteur. Sans aller aussi loin que R. MEYNET, qui, dans son commentaire extrêmement fouillé de la rhétorique de Luc, la voit omniprésente dans tout le détail de l'évangile, on peut tenir pour certain que l'évangile est savamment composé, selon les règles de l'historiographie antique. Tout y est à une place précise, pas forcément dans un ordre chronologique parfait, et tout y fait sens. L'évangile de Matthieu est organisé en grandes sections partiellement didactique, partiellement narratives, qui sont bornés à un bout par l'évangile de l'enfance et la prédication de Jean, à l'autre par celui de la Passion et de la résurrection. Le lien entre les parties narratives et les parties didactiques d'une même section paraît paraît un peu plus lâche que chez Luc, mais la composition est soignée.
L’évangile de Marc, en dépit de ce qu'en dit Papias (et implicitement Luc), n’est pas non plus une suite brouillonne d’anecdotes. Le récit est élaboré selon un plan géographique et chronologique précis. Le « bégaiement » final de son évangile de la résurrection est certes très déroutant, mais jusqu’à la Passion, le récit est bien organisé selon cette trame : la prédication évangélique fait tache d’huile à partir de Capharnaüm vers une périphérie de plus en plus lointaine de la Galilée, elle culmine dans la scène de la Transfiguration, qu’on retrouve dans les trois synoptiques, puis Jésus revient au centre de la mission, à Capharnaüm, et entreprend sa "montée" à Jérusalem, qui est en fait une descente vers le sud. La Transfiguration et le Calvaire sont les deux « pics » du récit. Comme on le voit, il n’y a rien de gratuit dans l’ordonnance des événements. L’évangile de Marc, au moins jusqu’au récit du matin de Pâques, ne laisse aucun doute quant à l’existence d’un auteur. Ceci signifie que, sauf peut-être quelques menues adjonctions ou corrections, sur lesquelles on pourra toujours discuter, la composition des évangiles peut être considérée comme terminus ad quem de leur rédaction.
Mais si l'on considère, comme souvent, que les évangiles résultent de prédications évangéliques conservées par tradition au sein des Eglises naissantes, consignées par écrit pour une part, traduites de l'araméen en grec pour une part plus petite encore, et complétées par l'adjonction d'autres éléments façonnés plus tardivement par la tradition des Eglises, comme les évangiles de l'enfance ou l'enseignement sur la primauté de Pierre en Matthieu, on a du mal à concevoir que le processus rédactionnel ne se soit pas beaucoup étalé dans le temps pour arriver à une rédaction bien postérieure à 63/64 à laquelle une première lecture de Luc conduit.
Pourtant ce schéma, qui prévaut largement aujourd’hui, ne me paraît pas probant.
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