Chapitre 6 - Dogmes historiques 

Un dogme est une opinion dont on ne peut apporter la preuve et qui fait autorité pour qui la reçoit dans la foi. Il est regrettable que, en réaction contre des préjugés historiques qui sous-tendent une lecture au premier degré des écritures, qu'elle soit fondamentaliste ou traditionnaliste, des exégètes reconnus aient fait reconnaître par leur profession des dogmes historiques à recevoir en raison de leur autorité intellectuelle pour entrer dans une lecture critique des écritures. Le dogme a valeur théologique, non historique. Pourquoi avoir transformé des hypothèses explicatives en dogmes ? Pour deux raisons.

  • L'une est scientifique : le phénomène synoptique était incompréhensible si on ne situait pas la rédaction des évangiles et d'autres textes néotestamentaires dans leur sillage dans une durée longue. L'idée traditionnelle que les évangiles avaient été écrits par des auteurs du vivant des apôtres d'après leur témoignage ne pouvait pas rendre compte des ressemblances et des différences entre évangiles. A partir du moment où l'on recherchait les sources communes des évangiles et des sources propres à chacun, il fallait poser que le processus rédactionnel s'était étalé sur plusieurs décennies entre le moment où ont pu apparaître les sources primaires écrites, qui étaient des concrétions de la tradition et qui avaient elles-mêmes leur histoire et la rédaction finale après inclusion et remodelage en fonction d'apports nouveaux, témoignages écrits ou transformés par la tradition. On avait donc besoin d'une théorie historique qui rende compte de ce long processus et le situe en contexte.
  • L'autre raison est théologique. L'idée que la tradition avait dû produire des croyances était admise chez les exégètes protestants allemands. Parce qu'ils étaient protestants, ils croyaient que la tradition était déviante par rapport à la foi originelle et parce qu'ils étaient formés à la philosophie allemande, l'histoire des idées, des religions et des mythes étaient interprétés selon une philosophie de l'histoire où l'Esprit se révélait à lui-même au travers d'une histoire des représentations mentales. Les exégètes universitaires français, quant à eux, RENAN en tête, entendaient sortir des sentiers battus d'une histoire sainte très dogmatique telle qu'elle était dispensée par l'Eglise dans ses séminaires. Ils avaient été biberonnés au doute cartésien et au positivisme. Il fallait aborder les écritures comme n'importe quel document historique et le soumettre à critique, mais une critique abrasive. Elle commandait d'expurger les documents de tout élément surnaturel ou merveilleux et de refuser aux écritures la statut de textes inspirés. Autrement dit ces exégètes laïques jugeaient ne pas avoir à prendre en compte la dimension religieuse du texte saint. L'Eglise prit le parti d'une lecture religieuse qui excluait une critique historique des textes. Ce fut la crise moderniste. Les exégètes catholiques durent choisir leur camp : la foi ou la science historique. Rome avait contre elle les protestants, les laïcs (ou, dans le cas de LOISY laïcisés de force !), et elle alla jusqu'à inquiéter les savants dominicains de l'Ecole Biblique de Jérusalem, pour qui libre recherche historique et théologie biblique devaient rester compatibles. La décrispation catholique sur le terrain de la recherche historique commença en 1943 avec l'encyclique Divino Afflante Spiritu, qui déclarait compatibles les deux démarches. Elle fut complète après le Concile Vatican II - et bien malgré lui ! - à un moment où tous les verrous théologiques sautaient en exégèse. Dès lors rien ne paraissait plus s'opposer à ce que des exégètes catholiques reprissent les hypothèses et les conclusions de leurs collègues protestants ou non-confessionnels qui leur paraissaient raisonnables, dans un contexte où l'exigence d'orthodoxie était effacée et discréditée dans la lecture savante des écritures. L'exégèse catholique est passée pendant une génération d'un antimodernisme corseté à un modernisme débridé. Les spécialistes ont cru pouvoir reprendre à leur compte une lecture historique historique débarrassée de tout biais théologique, comme s'il était possible de faire comme si la parole de Dieu était parole profane. Ce faisant, ils ont oublié qu'ils devenaient tributaires de présupposés opposés et ont rejeté dans l'ombre des préjugés théologiques les apports de la littérature patristique et de la tradition pour l'intelligence historique des textes et les témoignages évangéliques eux-mêmes. Ceux-ci paraissaient donner accès à la légende christique de l'Eglise plus qu'au personnage historique de Jésus. Le temps long de la légende devait prévaloir sur le temps court de la chronique. Et c'est ainsi que des hypothèses explicatives d'historiens anticatholiques ont reçu le nihil obstat de l'exégèse historico-critique catholique et sont devenues dogmes consensuels des études paléochrétiennes. Ces mêmes exégètes catholiques étaient souvent par ailleurs des ecclésiastiques très soucieux de fidélité à l'Eglise. Ils se sont donc condamnés à une forme de schizophrénie exégétique : prédicateurs zélés de l'Evangile le jour, démystificateurs des évangiles la nuit.

J'ai relevé six dogmes historiques majeurs qui sont comme les pièces d'un échaffaudage historique, haut et complexe, autour des évangiles. Je ne les démonterai pas nécessairement car une hypothèse interprétative n'est pas a priori illégitime. Je me contenterai de montrer que ce sont des dogmes qui ne s'imposent pas à la raison d'un historien scrutant les textes néotestamentaires. Ils ont été tirés d'une certaine lecture biaisée du canon du Nouveau Testament et n'ont pas pu être corroborés par d'autres sources documentaires, archéologiques ou littéraires, quasi inexistantes. Il existe d'autres dogmes, mineurs, qui portent sur le détail des textes concluant à leur impossibilité historique : le recensement sous le proconsulat de Quirinus de la population "de toute la terre", les fables des évangiles de l'enfance, les libertés que prend le propagandiste antijuif Matthieu avec l'histoire... On y reviendra peut-être lorsqu'on examinera les évangiles synoptiques.

La destruction du Temple.

  1. Elle a été pour le peuple juif une catastrophe nationale considérable, plus ravageuse encore que a destruction du premier Temple et la déportation à Babylone au 6ème siècle avant JC. Les évangélistes font prophétiser Jésus si précisément sur l'investissement de Jérusalem par les armées ennemis et sur "l'abomination de la désolation", la profanation du Temple et sa destruction, que ce ne peut être au mieux que l'illustration a posteriori d'une prophétie dont les évangélistes montrent qu'elle s'est réalisée. Ajoutons que Marc, présumé le plus ancien des trois synoptiques, a ajouté une petite mention à son évocation de cette prophétie de l'abomination de la désolation,dans le "discours eschatologique". On la retrouve chez Matthieu qui peut l'avoir purement et simplement recopiée, plus tard. Cette petite incise invite le lecteur à quitter Jérusalem pour la montagne et à suivre la consigne donnée par Jésus dans sa prophétie : "que celui qui lit fasse attention". Cette mention date donc son évangile au plus tôt au début de la Guerre Juive et au plus tard à sa conclusion. Les autres évangiles sont donc nécessairement postérieurs.
  2. Ces arguments convenus ne me paraissent pas probants.
    • D'abord, si l'on croit que Jésus n'est pas un homme ordinaire et qu'il avait des dons surnaturels, rien n'interdit de penser qu'il a vraiment prophétisé la fin du Temple et de façon assez précise pour qu'on se rappelle ses paroles lorsque viendrait la fin de la gloire de Sion. Même les plus rationalistes de nos contemporains consultent des voyants ! Cette prophétie est à mettre en rapport avec les trois annonces de Jésus de sa propre mort. Les trois synoptiques attestent que, par trois fois, Jésus a annoncé son supplice des mains des païens. Mais admettons : Jésus n'a rien prophétisé de précis et les textes évangéliques ont brodé une prophétie après coup. P. ROLLAND ne croyait pas à une vision prophétique "paranormale" de la catastrophe à venir, mais Jésus a bien prédit la fin du Temple et l'a dépeinte en reprenant les topoï bibliques de Jérémie et de Daniel. Enfin on n'est pas obligé de comprendre cette prophétie comme un exercice de voyance extraordinaire. Jérusalem est à l'époque de Jésus une poudrière et la menace d'un embrasement qui provoquerait Rome à une gigantesque répression était dans toutes les têtes. C'est d'ailleurs par crainte d'un mouvement messianique incontrôlé et passible d'une répression romaine terrible que Caïphe se prononce pour la liquidation de son meneur selon Jean. Un analyste politique de l'époque aurait très bien pu parier que les jours du Temple étaient comptés, que les Romains allaient investir la ville et détruire le sanctuaire qui était le centre identitaire des Juifs. Si l'on ne veut pas croire à la prophétie, l'anticipation de Jésus n'avait rien d'invraisemblable. Elle a juste fait l'effet d'une douche froide sur les disciples qui ne pouvaient pas croire que le Messie allait laisser la demeure de Dieu, le lieu même de la manifestation du Messie, aux mains des païens. La bonne prévision était du côté de Jésus, tant sur la situation politique que sur la mission salvatrice du Messie. Une minorité d'analystes, dans le camp des vainqueurs de 1918, n'a-t-elle pas tiré la sonnette d'alarme après la signature du Traité de Versailles et prédit que la paix serait de courte durée sur les bases de ce traité ? Certains ont deviné aussi, après l'entrée en vigueur de Maastricht, que le modèle économique français n'y résisterait pas puisqu'il ne pouvait plus financer des déficits structurels par le recours à la dévaluation monétaire. Il n'est pas besoin d'être prophète pour faire de justes anticipations. La prophétie de Jésus paraît rétrospectivement d'une grande clairvoyance, plus que d'une divination surhumaine. Le prophète est clairvoyant par intuition, non par analyse.
    • Quant à l'incise que l'on trouve chez Marc et chez Matthieu, il y a tout lieu de penser qu'elle est une interpolation ajoutée au discours eschatologique au cours de la Guerre Juive pour signaler aux habitants de la Judée qui lisent Marc que la prophétie de Jésus est en train de se réaliser et qu'il faut prendre au sérieux la consigne de Jésus. Luc, qui ne s'adresse guère aux Juifs de Palestine, reproduit le discours eschatologique, mais l'incise ne s'y trouve pas. Cette interprétation est la raisonnable.
    • Enfin on est surpris, étant donné l'énormité de l'événement pour le monde juif, que les évangiles n'en aient pas tiré parti pour une propagande chrétienne : "Jésus vous l'avait bien dit !" Nulle part il n'est écrit, ni même suggéré que la prophétie s'est réalisée. Nulle part non plus, chez les synoptiques tout du moins, que le corps de Jésus est désormais devenu le seul temple véritable dont les membres sont les pierres vivantes. Pourtant cette thématique de la construction du temple spirituel est présente dans la première épître aux Corinthiens de Paul dont personne ne conteste l'ancienneté ni l'authenticité et elle faisait partie de la catéchèse des premières communautés ; elle aurait trouvé une actualité remarquable. On trouve au contraire les évangiles étonnamment silencieux sur ce sujet considérable. Matthieu annonce bien les malheurs qui tomberont sur les scribes et les Pharisiens (Mt 23, 33-36). De quoi parle-t-il ? Du sang des innocents qui retombera "sur cette génération" et l'allusion est claire à la mort de Jésus, pas du tout à la désolation de Jérusalem. L'apostrophe à la ville qui suit est très énigmatique : "Voici que votre maison vous sera laissée déserte. Je vous le dis en effet : désormais vous ne me verrez plus du tout jusqu'à ce que vous disiez : "béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !" (Mt 23, 36-39). Elle annonce la Passion. C'est elle qui rendra le culte du Temple caduc et "votre maison déserte", c'est-à-dire non pas en ruine mais en friche spirituelle. Où est-il annoncé coram populo la catastrophe ? Nulle part. Rien ne permet de croire qu'au moment où les évangiles synoptiques sont rédigés, les jours du Temple sont passés, au contraire.
    • Ajoutons que les Actes des Apôtres présentent les autorités romaines sous un jour favorable, comme Luc l'avait fait dans sa version du procès devant Pilate, où celui-ci se fait arracher à son corps défendant la condamnation de Jésus, sans montrer l'iniquité du procès et des châtiments qu'il commande. Rien ne donne à penser que les Romains ont été persécuteurs des chrétiens à Rome (67-68) et encore moins qu'ils ont ruiné la ville de Jérusalem qui est sainte pour lui comme pour les Juifs.
    • Pour finir, même la datation de l'évangile de Jean aux années postérieures à la prise de Jérusalem ne va pas de soi. Cela fera l'objet d'un chapitre ultérieur. En dépit de quelque opinions paradoxale de tel ou tel,  il me paraît certain - rares sont mes certitudes - que l'évangile de Jean est le dernier. Mais rien ne nous autorise à le dater de l'extrême fin du 1er siècle comme c'est généralement admis. Le seul indice qu'il nous donne de sa date de rédaction finale c'est que Pierre est mort au moment où il l'écrit puisqu'il fait référence à sa mort dans l'épilogue ajouté à la fin de son évangile. Dans l'épisode de la guérison du paralytique à la piscine de Bethzata (ou Bethesda) Jean rapporte : "Il y a, à Jérusalem, près de la porte des brebis, une piscine... qui a cinq portiques." Si Jean écrivait son Evangile hors de Judée après la destruction du Temple, il aurait écrit : "il y avait un piscine". Le doute est permis. Le reste des arguments de datation de Jean repose sur des conjectures et des conventions.

Les controverses avec les Pharisiens

  1. L'évangile de Matthieu, bien plus que celui de Luc ou de Marc, développe les controverses violentes qui ont opposé Jésus aux Pharisiens et aux scribes. Les imprécations qu'il prononce contre eux sont particulièrement détaillées. Elles occupent tout le chapitre 23 et Luc, qui s'en fait aussi l'écho, en donne une version abrégée. Cette virulence, propre à Matthieu, s'expliquerait par sa présence au milieu d'une communauté chrétienne réfugiée à Kokhba. Dans le même temps, Yonahan ben Zakkaï obtenait des Romains le droit de reconstituer le Sanhédrin à Yavneh pour "assurer la continuité" de la nation juive, privée de son centre identitaire. Le Temple n'est plus le coeur du judaïsme, il se reconstitue autour de la législation de la Torah, qui reprend toute la jurisprudence passée du Sanhédrin façonnée par les Pharisiens. Avec Yohanan ben Zakkaï, ce sont donc les Pharisiens qui se trouvent légataires universels de la religion juive. Avec eux, la conformité à l'interprétation pharisienne de la Torah aurait été exigée pour participer au culte synagogal et les "hétérodoxes" chrétiens se seraient trouvés exclus des synagogues et soumis au prosélytisme agressif de leurs corréligionnaires. De là date la rupture entre la synagogue et l'Eglise et la polémique virulente et durable opposant le judaïsme rabbinique et le christianisme. Matthieu se fait porte-parole des chrétiens d'origine juive face à Yavneh et oppose aux Pharisiens les violentes diatribes de Jésus à leur encontre. Donc Matthieu n'a pas été écrit avant le milieu des années 70.
  2. Cette interprétation relie deux faits historiques : la conférence de Yavneh d'un côté, les polémiques antipharisiennes attestées dans les évangiles d'un autre. Elle me paraît hasardeuse et mal fondée.
    • D'abord la rupture brutale qu'aurait constitué la conférence de Yavneh dans les relations entre christianisme et judaïsme est fortement sujette à caution. Daniel BOYARIN a voulu montrer que cette rupture s'étale dans le temps et n'est vraiment consommée qu'au bout de 3 siècles. Il va même jusqu'à considérer l'académie de Yavneh pour un non-événement, ce qui est sans doute exagéré. Sans aller aussi loin que lui, je retiens de ses démonstrations qu'il n'y a pas eu de rupture brutale entre un judaïsme officiel et le christianisme des "nazaréens", les chrétiens de Palestine pratiquant la Torah, et que rien ne permet d'affirmer qu'il y ait eu dans les années 70, après Yavneh, une grande épreuve de vérité entre eux. Les textes talmudiques condamnant les "minim" ("hérétiques") et les "notsrim" (Nazaréens) et les excluant des synagogues, de toute bénédicition et du "monde à venir", paraissent postérieurs d'un siècle au moins. Pour ce qui concerne strictement les relations entre Nazaréens et judaïsme rabbinique, l'assemblée de Yavneh fut effectivement sans doute un non-événement. L'hostilité entre le judaïsme rabbinique et les Nazaréens était réelle, mais est restée longtemps sourde. Il a fallu du temps pour qu'un judaïsme officiel émerge et s'impose dans le champ de ruine des multiples écoles juives qui prospéraient avant la ruine du Temple. Il a fallu du temps pour se rendre compte que les Nazaréens faisait partie des quelques "sectes" à s'être discrètement maintenue. Quant aux chrétiens issus de la Diaspora juive, ils avaient largement quitté la synagogue avant qu'on ne les en exclue. Pour ce qui est des chrétiens issus de la gentilité, assez rapidement majoritaires, la législation rabbinique ne les concernait pas, ou très indirectement, parce que les Nazaréens leur reconnaissaient le droit de postuler au salut en Jésus-Christ sans devenir juifs.
    • Il est vrai que, dans les Actes des Apôtres, les Pharisiens du Sanhédrin ne sont pas montrés sous un jour particulièrement défavorable : Gamaliel sauve la mise à Pierre et Jean, le camp pharisien soutient Paul, qui é été formé à leur école, contre les Sadducéens. Mais ceci vaut pour le Sanhédrin où la communauté chrétienne de Jérusalem comptait quelques appuis. Pour le reste, les oppositions des Pharisiens à Paul au cours de ses missions sont très vives, tant dans les synagogues qui leur sont acquises qu'au sein même de l'Eglise présente en Judée, où les Pharisiens sont volontiers intransigeants face aux païens convertis que Paul dispense de "judaïser" (cf Ac 21,19-25 ; Ga 1-2). Il n'est jamais explicitement dit qu'ils sont pharisiens, sans doute parce que Luc ne veut pas désigner une "secte" juive particulière à la vindicte de ses coréligionnaires chrétiens et que Paul lui-même n'a jamais renié sa formation de Pharisien, mais il ne fait pas de doute que ce sont des Juifs formés à l'école des Pharisiens, très influents dans la Diaspora et auprès de Jacques, "frère du Seigneur", à Jérusalem. Il serait trop long de mentionner dans les lettres de Paul comme dans les Actes combien de fois Paul a manqué d'être lynché ou assassiné de leurs mains et toujours pour le même motif : il voulait abolir la Torah. Il n'y a pas besoin d'attendre Yavneh pour que le torchon brûle entre les chrétiens et les pharisiens, pour que les premiers soient exclus des synagogues et emprisonnés pour le scandale qu'ils y causent, voire bastonnés ou lapidés. Sans doute même la violence fut bien plus grande avant la ruine du Temple qu'après.
    • Il est beaucoup plus probant de penser que Matthieu rapporte les controverses de Jésus avec les pharisiens, qui, à vrai dire, courent dans tout son évangile, dans le contexte des affrontements qui opposaient les tenants disruptifs de la justification par la foi et les tenants traditionnels de la justification par la Torah, à l'extérieur comme à l'intérieur de la jeune Eglise. Comment Jésus interprète-t-il la Torah ? qu'est-ce qui, pour lui, rendait les pécheurs justes devant Dieu ? Marc nous le dit par ailleurs : c'est très tôt, à Capharnaüm, que les pharisiens s'opposent à Jésus, au point de chercher une occasion de le perdre. Matthieu va plus loin : pourquoi, sur quoi cette opposition ? Et que disait Jésus de l'entrée des païens dans le Royaume, eux à qui Pierre a ouvert le baptême ? Matthieu est beaucoup mieux mis en contexte dans ces débats et ces tribulations qui affectent la jeune Eglise que dans un hypothétique durcissement du judaïsme officiel envers les chrétiens après Yavneh. J'aurai l'occasion de le montrer : Matthieu est un Juif fortement empreint de culture pharisienne, sans doute assez étranger à la théologie de Paul, mais très attaché à la primauté de Pierre au sein du collège des Douze, et à ce titre hostile au courant intransigeant qui agit autour de Jacques. Or la théologie de la justification par la foi, que Paul a puissamment exposée, rejoint les positions de Pierre comme on le voit dans les Actes lors du "Concile de Jérusalem" (Ac 15,7-11). Lui  (ou ses disciples immédiats si l'on pense que sa deuxième épître est pseudépigraphique) le dit formellement : "Tenez la patience de notre Seigneur pour votre salut, comme notre frère bien-aimé Paul vous l'a aussi écrit selon la sagesse qui lui a été donnée. Il parle d'ailleurs de ces sujets dans toutes ses lettres. On y trouve des points compliqués dont les gens sans instructions et sans fermeté détournent le sens - et du reste des écrits aussi - pour leur propre ruine." (2P 15-16).
    • Intéressante remarque de cette seconde épître de Pierre : que sont ces "autres écrits" (graphas) ? Ce ne sont pas les saintes écritures des Juifs : selon E. NODET, il faut attendre un bon siècle avant que les textes canoniques du Nouveau Testament soient rangés parmi elles ; de plus ce n'est pas le contexte, quoi qu'en ait dit certains exégètes qui ont traduit abusivement "graphaï" par " saintes écritures". Non, les écrits dont il est question ne peuvent être que des écrits chrétiens qui font autorité dans les Eglises. Lesquels en dehors des épîtres de Paul ? Je ne vois pas d'autre réponse : des écrits évangéliques. Nos évangiles ? Ce sera à voir. Il est vrai que cette épitre est tenue par beaucoup d'exégètes contemporains pour extrêmement tardive (vers 135). Mais ils font peu de cas du principe de bonne foi qui s'appliquent aux textes canoniques, même reçus plus tard dans le canon de la Grande Eglise et ils font grand cas des différences avec la première épître de Pierre. Il est évident qu'elle n'est pas de la main du même rédacteur, ni par le style ni par la théologie implicite. Mais qui a dit que les épîtres étaient écrites de la main même de l'Apôtre ? Les Apôtres faisaient comme les papes pour leur encycliques aujourd'hui : parfois il dictait sa lettre, parfois il déléguait à un théologien expert le soin de rédiger la lettre et de trouver les arguments qu'il lui inspirait ou pas, et, s'il était d'accord avec le résultat et trouvait la diffusion opportune, il signait. 

L'organisation des Eglises

  1. L'une des "preuves" qui signalent une rédaction tardive de bon nombre d'écrits du Nouveau Testament, que ce soient les évangiles, les Actes des Apôtres ou certaines lettres attribuées à Paul, c'est qu'ils font état d'une organisation des ministères différente de celle que l'on trouve dans les témoignages les plus anciens, chez Paul ou dans les premiers chapitres des Actes des Apôtres. Les communautés y sont davantage structurées autour d'un "episcopos" ("veillant sur", superviseur, plus tard "évêque"), assistés de "presbutéroï" (anciens, plus tard "prêtres") et de "diakonoï" (servants, plus tard "diacres"). L'histoire des ministères dans la primitive Eglise est très difficile à retracer. On peut attester, vers la fin du siècle, d'après l'épître de Clément de Rome que les "episcopoï" sont tenus pour les successeurs des Douze chargés du ministère de la Parole, et les diacres poursuivent l'oeuvre des Sept, chargés du ministère des tables, et un collège des "presbutéroï" autour de l'évêque, distincts de lui apparaît, sans que l'on puisse encore vraiment parler d'un "ordre clérical" séparé des laïcs. Les écrits d'Ignace d'Antioche, au début du 2ème siècle, défend la structure retenue en Asie Mineure : un évêque, établi comme successeur des apôtres, un collège de presbutéroï autour de lui, des diacres pour l'assister dans une mission de service. Entre la reconstitution du collège des Douze, avant la Pentecôte selon Luc, et cette fin de siècle, le traçage des ministères est difficile, voire impossible. Quelques éléments sont donnés dans les écrits néotestamentaires.
    • Il semble que l'autorité du collège des Douze ait été assez vite contestée par les anciens de la communauté de Jérusalem, autour de Jacques. Jacques faisait-il partie des Douze ? S.C. MIMOUNI ne le pense pas, mais la question reste ouverte. A mon avis, comme "colonne de l'Eglise" (Ga 2,9), il en fait partie. Il semble aussi que les Sept, actifs dans la première Eglise de Judée, aient eu des attributions sur le temporel et l'organisation des Eglise qui leur donnait une réelle autonomie par rapport aux Douze.
    • Il semble que, dans les jeunes communautés établies par Paul, les ministères institués, s'ils existaient bien, aient été seconds par rapport à des ministères charismatiques (apôtres, prophètes, docteurs en tête). Mais, à vrai dire, l'apôtre ne dit rien de l'organisation du "service de la Parole" dans ses premiers écrits. Il n'évoque pas de gardiens de l'Evangile reçu et de servants du culte, pas plus que de "pasteurs", ou de charge de "gouvernement". Paul est obligé d'intervenir dans la discipline de la communauté de Corinthe et justifier qu'il est bien apôtre légitime et autorisé du Christ face à des compétiteurs, ce qui semble indiquer une certaine mollesse institutionnelle dans ces jeunes Eglises, en tout cas dans celle de Corinthe qui paraît passablement anarchique. On se rend compte, en lisant les deux épîtres aux Corinthiens, que Paul intervenait directement comme modérateur de la vie des Églises et s'impliquait même dans la gestion des Églises, sans autre aide que celle de ses assesseurs itinérants, et il se plaignait de cette charge mentale (2Co 11,28). Mais il ne procède pas aux baptêmes (1Co, 1,17), il laisse Apollos, autre "apôtre", arroser là où il a planté. Sans doute les fonctions liées au ministère de la Parole, incluant le culte, étaient-elles assumées par des responsables locaux, plus ou moins fiables dans leur doctrine. Ils avaient certainement reçu l'imposition des mains des messagers de l'Evangile reconnus, appelés apôtres sans être des Douze (tel Paul ou Apollos). Peut-être cette pluralité d’apôtres intervenant sur une même Église signale-t-elle cette fragilité institutionnelle et la faible autonomie de l'Eglise de Corinthe.
    • Dans les Actes, lorsque Paul réunit les "anciens" d'Ephèse à Milet (Ac 20, 17 sq) avant de partir à Jérusalem pour affronter l'hostilité de ses coréligionnaires, il leur parle comme à des "episcopoï" : "Faites attention à vous et à tout le troupeau au sein duquel l'Esprit Saint vous a établis "epsicopoï" pour paître l'Eglise du Seigneur et Dieu qu'Il a protégé grâce à son propre sang" (Ac 20,28). C'est la première fois qu'il est question dans les Actes d'un ministère institué d'episcopoï, qui ont reçu l'Esprit Saint (par l'imposition des mains) et qui ont charge d'être les pasteurs d'un troupeau. Des évêques donc. C'est la première attestation dans l'histoire chrétienne d'un ministère pastoral. Pourtant il s'adresse à des "presbutéroï", des anciens, ce qui indique que les ministères ne sont pas distingués en Asie Mineure. En partant des écrits johonniques,  J.S. LIGHTFOOT faisait déjà observer, au 19ème siècle, que Jean l'évangéliste avait organisé une véritable école d'anciens à Ephèse, qu'il animait lui-même avec ce même titre d'ancien, comme une sorte de conférence épiscopale permanente pour l'Asie Mineure qu'il dirigeait comme premier de ces anciens. Mais quand s'installe-t-il à Ephèse ? On ne sait pas vraiment. D’après la tradition, il le fit pour fuir la guerre, donc entre 66 et 70. Mais on voit cette structure déjà en place à la fin des années 50 si on en croit les Actes et Paul et ce dernier y a certainement apporté son concours.
    • Dans la première épître à Timothée, l'episcopos est celui qui "gouverne" et "prend soin" de l'Eglise de Dieu, et doit être exemplaire (1Tm 3,1-7) et les diacres qui les assistent doivent passer par une probation (1Tm 3, 8-13). Dans l'épître à Tite, il est question des "presbutéroï" que Tite est chargé d'établir comme son légat dans chaque ville de Crète et il les appelle ensuite "epsicopoï" (Ti 1, 5-9). Les similitudes entre ces 3 écrits, Actes, Première à Timothée et Tite est réelle, elle et elle donne un état de la structuration en cours de l'Eglise en Orient, où les apôtres et leurs délégués désignent des "évêques-curés" pour chaque ville où existe une communauté.
    • Toutefois, Paul, d'après la première à Timothée, a dépêché ce dernier à Ephèse où sévissent les "faux docteurs" et il est chargé de désigner les episcopoï. Dans la deuxième à Timothée, il continue lui-même de se présenter non comme ancien ou épiscopos, mais comme "héraut, apôtre et docteur". Ainsi il met en place une hiérarchie, mais, à la différence de Pierre ou de Jean, il se présente comme au-dessus d'elle, fidèle à son image de missionnaire itinérant. Dans l'épître aux Colossiens, Paul s'adresse à eux en ces termes : "(Vous avez reçu) l'Evangile, qui est arrivé en vous et dans le monde entier ; il porte du fruit et il croît, chez vous aussi, depuis le jour où vous avez entendu et reconnu la grâce de Dieu dans sa vérité, selon l'enseignement que vous avez reçu d'Epaphas, notre cher compagnon de service, qui est à notre place un fidèle ministre (diakonos) du Christ..." (Col 1,7) Epaphas semble avoir la même responsabilité de ministre de légat permanent de Paul auprès d'une Eglise, sans en être l'episcopos. Ce qui ressort donc, c'est que, pour Paul, les ministères des episcopoï sont "endogènes" : les candidats sont des résidents choisis dans le peuple chrétien, mais lui et ses assistants restent des "apôtres", qui implantent des Eglises et les organisent de l'extérieur.
    • A Rome, l'organisation paraît un peu plus confuse, car s'y retrouvent plusieurs apôtres cofondateurs et résidents et la métropole est considérable. Mais Pierre y tient une place éminente. Quand y est-il arrivé ? Difficile à dire. Des traditions concordantes lui reconnaissent une longue présence à la tête de l'Eglise d'Antioche avant une installation à Rome, vers la fin des années 50, avant donc l'arrivée de Paul, en résidence surveillée dans l'attente de son procès et c'est de Rome - désignée sous l'appellation biblique codée de "Babylone" - qu'il écrit sa première épître. Or, dans celle-ci, on retrouve les accents du discours de Paul à Milet : "Les anciens qui sont parmi nous, je les exhorte, moi, le "co-ancien" (sumpresbuteros)... Paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié, en veillant sur lui (le verbe est episcopeïn) non par contrainte, mais de bon gré selon Dieu ; non pour un gain sordide, mais avec l'élan du coeur ; non en faisant les seigneurs à l'égard de ceux qui vous sont échus en partage, mais en devenant les modèles du troupeau.Et quand paraîtra le chef des pasteurs, vous recevrez la couronne de gloire qui ne se flétrit pas." (1P 5,1-4). Les anciens sont définis comme les pasteurs du troupeau à la suite du Christ, Pierre est l'un d'eux. Sans doute sont-ils plusieurs à Rome, sous la supervision de Pierre. On notera la thématique pastorale qui apparaît à peu près au même moment.  Elle définit, dans un sens très biblique, la nature des relations d’autorité dans l’Église. La première attestation historique d’une charge pastorale serait donc dans ce passage.
    • Le ministère pastoral des évêques-anciens sur une part du troupeau de l'Eglise paraît signalé à la charnière des décennies 50 et 60, 5 ou 6 ans à peine après que Paul eut tempêté contre "grand bazar" de Corinthe. Il n'en fallait pas moins pour reculer la date de rédaction des Actes, des épîtres à Timothée et à Tite à la fin du siècle. Si les Actes étaient décalés dans le temps, l'évangile de Luc devait l'être aussi.
  2. Cette installation des ministères pastoraux au sein des Eglises paraît heurtée et nullement uniforme à la fin des années 50, mais on ne peut en tirer argument pour conclure que l'existence d'épiscopoï trahirait une rédaction tardive, après 80, des Actes, donc de Luc, donc des synoptiques, donc de Jean. C'est une facilité qu'un historien devrait s'interdire d'inventer un scénario explicatif qui élimine un problème qu'il n'arrive pas à résoudre.
    • A moins de considérer que la première épître de Pierre est elle-même inauthentique, malgré sa canonicité ancienne , la parenté, jusque dans les expressions, avec les Actes et les épîtres récusées interrogent. Luc est un historien sérieux. Lorsqu'il met dans la bouche de Paul un discours, il en reprend les tournures et le contenu. On le voit au début des Actes : il se garde, par exemple, de donner à Jésus le titre de "fils de Dieu", lui préférant le titre équivoque d'enfant, serviteur, "garçon". Il ne cède pas à l'anachronisme langagier. Par ailleurs il est témoin de l'arrivée et du départ de Paul à Milet. Il semble donc qu'à peu près au même moment, à la fin des années 50, une insistance commune soit portée à travers l'Eglise sur le ministère pastoral. Pierre depuis Rome, Paul en Asie Mineure (et en Crète si l'on ne veut pas démonétiser pas l'épître à Tite), peut-être d'autres à Éphèse.
    • La Didachè, la catéchèse la plus ancienne connue, signale une organisation des ministères dédoublée : il y a les ministres itinérants de l'Evangile, les prophètes, et les pasteurs, épiscopoï et diakonoï. Sa référence aux faux prophètes et aux ministères itinérants en indique l'ancienneté. Comme Paul, elle loue le ministère des vrais prophètes. Ce sont des visiteurs extérieurs à la communauté qu'elle doit accueillir mais qu'elle aura intérêt à éprouver "car vous devez discerner la droite de la gauche" (12). Si le prophète s'installe plus de 2 ou 3 jours dans la communauté à ses frais, sans mériter sa nourriture par son travail, il doit être tenu pour un faux prophète. Les vrais prophètes éprouvés "sont vos grands prêtres" et on leur doit les prémices des récoltes, des troupeaux, des amphores d'huile et de vin. Mais, après avoir rappelé l'obligation du "dimanche du Seigneur", il passe aux ministres élus par la communauté : "élisez pour vous-mêmes des évêques et des diacres dignes du Seigneur, des hommes doux, désintéressés, véridiques, éprouvés ; car ils remplissent aussi près de vous le ministère des prophètes et des docteurs (didascaloï). Ne les méprisez donc pas, car ce sont vos dignitaires avec les prophètes et les docteurs." (13) Les docteurs ne sont sans doute pas des visiteurs, mais des scribes experts des écritures qui fournissent aux prophètes la matière de leur doctrine. Quant au ministère apostolique, dont Paul fait état comme le premier, il n'apparaît plus ; il était reçu directement de Dieu et attaché à la condition de témoin du Christ.
    • l'épître de Clément de Rome aux Corinthiens date des années 80. Elle fait état d'une séparation entre celui qui tient lieu de "grand prêtre" (évêque), les "lévites" (prêtres) et les laïcs. Si l'on positionne l'écriture des Actes vers 80, Luc serait déjà en retard dans sa vision du ministère pastoral.
    • Les épîtres pauliniennes "déclassées" à Timothée et à Tite l'ont été en raison de leur style, de leur critiques anti-juives, de la mise en garde contre les faux docteurs, d’une eschatologie dramatique, de leur apparition tardive dans le canon et de cette radioscopie, jugée tardive, de l'organisation des Eglises et de l'attention que Paul y porte. Il me paraît certain, comme à la quasi-totalité des exégètes, que le rédacteur n’est pas Paul, mais un de ses disciples qui s’exprime en son nom. Les propos polémiques contre le judaïsme seront examinés plus loin : ils vont plutôt dans le sens de l'authenticité. Mais surtout l’argument canonique ne vaut pas grand chose : l'apparition tardive dans le canon ne signifiait pas qu'il y avait doute sur l'authenticité, comme je l'ai montré, mais incertitude sur leur canonicité dans certaines Église qui ne les avaient pas reçues. L’argument eschatologique sera vu plus loin. Quant à l'argument de la structure ecclésiale, il repose sur une pétition de principe : les episcopoï ne pouvaient pas exister dès la fin des années 50.
    • Il reste vrai que le contraste est énorme entre la 1ère aux Corinthiens, où l’on voit une communauté de charismatique, désordonnée et privée de pasteur et les textes ultérieurs, qui sont convergents et qui indiquent cinq ans plus tard une organisation des Églises autour de ministères pastoraux bien reconnus. On ne peut se livrer qu’à des suppositions : crise institutionnelle propre à l’Eglise de Corinthe à cause de presbuteroï falots, incompétents ou scandaleux ? Prise de conscience brutale parmi les Apôtres vers 55, d’une fragilité dans le gouvernement des Églises ? Particularités de l’Eglise de Corinthe ou, au-delà, des Eglises d'Achaïe qui tardent, pour des raisons inconnues, à désigner des ministres en leur sein et s'en remettent à l'autorité de Paul ? Autorité pastorale directe de Paul intentionnellement maintenue à distance sur les Églises qu’il avait fondées en raison de leur fragilité ? Obligation des episcopoï de recevoir l'imposition des mains d'un des Douze ? Je ne sais pas et je doute qu’on ait un jour une réponse certaine, mais c’est une facilité coupable que de déclasser comme des faux des écrits canoniques parce qu'ils infirment ce que l’on a présupposé.
    • Aucun argument que de pure convenance n’autorise à décaler de vingt ans l’apparition des ministères pastoraux. Il a contre lui les textes canoniques que l’on n’a pas de raison de suspecter a priori d'être des faux. J’ajoute qu’il a contre lui le bon sens. Comment croire que les Églises aient pu subsister sans structuration des ministères autour d’une autorité légitime investie par les apôtres alors que ceux-ci s’éloignaient d’elles puis disparaissaient ?

Le passage de la christologie basse à la christologie haute 

  1. Cet argument repose sur un fait scripturaire incontestable. Jésus est bien reconnu comme le "serviteur (ou enfant : païs en grec, yeled en hébreu) de Dieu" dans les plus anciens discours que Luc reproduit dans les Actes (3 et 4), comme un marqueur d'archaïsme : c'est le terme appliqué à David dans la Bible et l'appliquer à Jésus est une reconnaissance de sa messianité de Fils de David. Le terme disparaît ensuite du vocabulaire des Actes et est remplacé par celui de "fils" (Ac 8,37) et c'est au nom du Fils de Dieu que le baptême est donné.  Jésus est honoré par Paul du titre de Fils de Dieu dans la première épître aux Corinthiens. et l'évangile de Marc le reprend non seulement dans son incipit mais dans son récit où les démons le reconnaissent tout de suite comme leur ennemi sous ce titre. Toutefois cet évangile reste très attaché à la figure historique et bien humaine de Jésus dont il montre l'oeuvre de salut et il souligne, plus que tous les autres, qu'il ne veut pas être proclamé ouvertement comme le Messie jusqu'aux derniers jours de sa vie publique où il se révèle comme tel en actes à Jérusalem, puis en parole devant ses accusateurs. Matthieu évoque le fils de David, le fils de l'Homme, mais le Messie se révèle fils de Dieu par la bouche de Simon-Pierre, puis par sa propre bouche quand il comparaît devant Pilate. Ressuscité, il parle du baptême "au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit." On parle d'une christologie "basse", en ceci que la filiation divine de Jésus se révèle dans le temps et que jamais il n'est explicitement dit que Jésus est Dieu. Il est incontestable que, dans aucun des évangiles synoptiques, ni dans les Actes, Jésus ne se dit Dieu. Avec l'Evangile de Jean, réputé nettement plus tardif, le mouvement est inverse : le Verbe éternel de Dieu, qui est Dieu s'est incarné en Jésus (Jn1, 1-14), Jésus est un avec le Père et Thomas confesse sa foi au Christ ressuscité en ces mots : "Mon Seigneur et mon Dieu". Par conséquent on observerait une évolution théologique lente qui a mené de la confession en la messianité de Jésus à celle du Fils de Dieu, et du Fils de Dieu à celle de Dieu le Fils. 
  2. Il existe toutefois dans les écrits attribués à Paul des affirmations explicites à la divinité du Christ. Deux d'entre elles sont suspectes, car sous la plume présumée d'un pseudépigraphiste. L'épître à Tite : "Car la grâce de Dieu, salut pour tous les hommes s'est manifestée ; elle nous enseigne à renoncer à l'impiété et aux convoitises du monde, pour que nous vivions dans ce siècle avec sagesse, justice et piété, dans l'attente de la bienheureuse espérance et manifestation de la gloire de notre grand Dieu et Seigneur Jésus-Christ." Dans un souci de vraisemblance historique, certaines traductions donnent : "la gloire du grand Dieu et de notre Seigneur Jésus-Christ" ; grammaticalement, cela peut se tenir, en forçant un peu la syntaxe, mais cette double manifestation est rigoureusement contraire à toutes les évocations de la Parousie où la gloire de Dieu enveloppe le Christ. Surtout ce passage a amené à déclarer cette lettre inauthentique car elle ne cadrait pas avec la théorie d'une reconnaissance tardive de la pleine divinité de Jésus. Pourtant la lettre à Tite donne bien des indices historiques d'authenticité : son contexte géographique et historique est assez précis, elle dénonce des faux docteurs qui ne sont pas des docètes ou des gnostiques païens, mais encore des Nazaréens conservateurs un brin illuminés, des Juifs attachés à faire entrer l'Evangile dans l'interprétation traditionnelle de la Torah où ils pensent faire autorité. "Les folles recherches, les généalogies, les controverses, les polémiques" : on est clairement dans un contexte d'affrontement entre chrétiens issus du judaïsme et disciples de Paul. Plus délicat pour les tenants d'une profession de foi tardive en la divinité de Jésus est ce passage de l'épître aux Romains : "(nos pères) de qui est issu le Christ selon la chair, lui qui, au dessus de tout, Dieu béni pour les siècles. Amen" (Rm 9,5). Interpolation tardive, dira-t-on, mais sans évidence aucune... Par ailleurs l'épître aux Philippiens pousse la christologie ascendante jusqu'à un aboutissement : le Christ est "de condition divine" et s'est anéanti pour nous, et Dieu a donné au Christ "le nom qui est au-dessus de tout nom afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre, et dans les abîmes et que toute langue confesse que Jésus est Seigneur à la gloire de Dieu Père." (Ph 2, 6-11). Le nom qui est au-dessus de tout nom est pour un Juif le nom ineffable YHWH. Dans l'épître aux Colossiens (2,9), on trouve cette affirmation très forte : "Dans le Christ réside corporellement toute la plénitude de la divinité." On aurait donc, à la jonction de la christologie ascendante de Marc et de la christologie descendante de Jean une profession de foi de Paul en la divinité éternelle du Christ, incarné et retourné au Père. Cela perturbe le schéma historique d'une croyance apparue sur le tard, avec l'évangile de Jean, en la divinité de Jésus. On ne s'en sort pas bien en déclarant fausses les attributions directes ou indirectes de ces passages à Paul.
  3. Plutôt que de réattribuer ces textes à des auteurs tardifs déterminés à normaliser le dogme des Eglises en se parant de l'autorité d'un apôtre mort depuis plusieurs décennies, il me paraît plus convenable de proposer un autre schéma explicatif. La christologie descendante de Jean avait été élaborée assez tôt dans les Eglises de Samarie et d'Asie Mineure, sous l'action de Jean, avant d'être formellement attestée par lui dans son Evangile. Ce serait au contact de ces Eglises que Paul aurait approfondi sa propre christologie dans un sens plus audacieux encore. Il est possible aussi que Paul ait recueilli cette tradition christologique en Samarie lors de ses déplacements entre Jérusalem et le port de Césarée où à Jerusalem-même. Il est même possible que cet enseignement ait fait partie de l'enseignement réservé aux disciples les plus avancés dans la connaissance du Christ et communiqué à Paul lors de son instruction auprès de Pierre, Jacques et Jean. On le verra : la mystagogie, dans la première Eglise, passe par une initiation secrète que Jean révèle au grand jour dans son Evangile. On garde la trace de ce secret mystagogique dans la Divine Liturgie de Saint Jean Chrysostome :  avant que la liturgie eucharistique commence, le diacre proclame : "Catéchumènes, dehors !". Il est un point que je concède volontiers , c'est que la christologie descendante est sans doute d'origine proprement johannique et elle est à mettre en rapport avec le rappel insistant de sa place parmi les disciples : il était le disciple que Jésus aimait, celui qui le connaissait de l'intérieur mieux que tous les autres, mieux que Pierre lui-même, et il pouvait parler de sa divinité en connaissance de cause. Ce put être une révélation pour Paul. Cette hypothèse d'une contamination johannique n'est pas plus invraisemblable que celle d'un trucage tardif du corpus paulinien pour imposer aux Eglises une théologie et une structure ecclésiale tardive sous son autorité de défunt. 

L'attente déçue de la Parousie

  1. « Jésus annonçait le Royaume et c’est l’Eglise qui est venue. » On connaît cette phrase fameuse d’Alfred LOISY. Elle est souvent prise à contresens, comme un manifeste anticlérical. LOISY ne parlait pas de l’Eglise comme le pis aller d’une parousie de plus en plus incertaine, mais comme un palliatif de la disparition de Jésus avant l’achèvement de son œuvre. Mais la formule a fait mouche. Albert SCHWEITZER ne l’aurait pas reniée. Il avait lui-même interprété la prédication de Jésus comme foncièrement tournée vers le Royaume à venir, dont il avait voulu hâter l’avènement par sa mort. C’est la théorie de l’eschatologie « conséquente », tournée vers le futur. Cette thèse n’a pas vraiment fait école, mais elle a accrédité cette même idée d’une Église née de la déception des fidèles. Ainsi les premières communautés auraient cru que la parousie du Seigneur était imminente et s'y préparaient. Après la destruction du Temple, la parousie ne s’était pas produite, pas plus qu’après les premières persécutions. De cette attente déçue serait née d’une part une organisation  de l’Eglise visant à sa pérennité, d’autre part une nouvelle apocalyptique chrétienne qui différait le temps du retour du Christ et multipliait les épisodes, dont la destruction du Temple était le premier. Elle mettait en scène des combats apocalyptiques préalables, où les ennemis de cette Église se déchaînaient. Elle faisait de leur hostilité envers elle un passage obligé avant la pleine manifestation du Christ en gloire. Elle aurait entraîné une fièvre apocalyptique. Par conséquent les écrits qui évoquaient d’une part la structuration de l’Eglise autour de ses « anciens » et de ses diacres, d’autre part les tribulations étaient nécessairement tardifs et leur attribution à des disciples du Christ très douteuse. Cela valait pour les épîtres de Paul à Timothée et à Tite, pour la 2eme épître de Pierre, pour l’épître de Jude et évidemment pour l’Apocalypse que leur présence tardive dans le canon confirmaient comme écrits tardifs. Mais cela valait aussi pour les évangiles les plus diserts sur l'eschatologie, Luc et plus encore Matthieu.

  2. La théorie a eu une grande postérité. Mais elle est une pure conjecture car l'eschatologie chrétienne n'a guère été modifiée, et les exhortations qui en découlaient n'ont pas varié d'un pouce pendant toute la période considérée, entre 50 et 100 après Jésus-Christ.

    • J’ai beau chercher, je ne trouve pas dans les textes reconnus comme les plus anciens du canon du Nouveau Testament de signe d’une croyance partagée et soutenue dans les Églises en l’imminence du retour du Christ. Certes on voit bien que la Parousie pouvaient agiter certains esprits, mais il est clair que cette obsession était tenue par les apôtres comme des déviances inspirées par des faux prophètes dont les sectateurs devaient vite revenir. Que l’on prenne les épîtres aux Thessaloniciens ou aux Corinthiens, on retrouve les mêmes thèmes eschatologiques que dans les synoptiques, dans les écrits ultérieurs, attribués à Paul, à Pierre (2P), à Jean (2Jn et 3Jn) et à Jude et même dans la Didachè et dans l'Apocalypse, qui en est une mise en scène particulièrement ample. Il serait trop long de comparer dans le détail tous les textes eschatologiques du Nouveau Testament. S'ils laissent supposer des variations du sentiment religieux au sein des communautés, il n'y a absolument aucune variation fondamentale de l'enseignement des auteurs canoniques sur les fins dernières ni surtout les préceptes moraux qu'ils en tirent. Les fidèles sont invités à raviver leur espérance des réalités à venir non par des spéculations sur la fin du monde, mais par leur persévérance dans la sainteté au présent.

    • Partons de la 2ème épître aux Thessaloniciens, la plus développée sur le sujet. Elle reste mystérieuse (et difficile à traduire). On retrouve bien le style impétueux, tortueux et heurté de Paul et à la fin il écrit : "Ce salut est de ma main à moi, Paul. C'est le signe qui distingue toutes mes lettres." En faire l'oeuvre d'un faussaire des années 80 voire après, comme certains - peu nombreux il est vrai - l'ont prétendu, c'est vraiment vouloir soutenir une thèse jusqu'à la déraison, car tout porte la marque de l’authenticité. Mais quand l’hypothèse historique devient dogme académique, le dogme aura toujours raison des faits.

"Que personne ne vous abuse d'aucune manière : (rien) tant que ne vient pas d'abord l'apostasie et que n'est dévoilé l'homme du péché, le fils de la perdition, l'adversaire et le promoteur au-dessus de tout d'un prétendu dieu ou d'un culte, qu'il ira jusqu'à assoir au coeur du temple de Dieu, en proclamant lui-même qu'il est Dieu. Ne vous souvenez-vous pas que je vous disais cela lorsque j'étais là ? En fait ("et maintenant") vous savez ce qui le retient d'être dévoilé en son temps. Car le mystère est déjà à l'oeuvre de l'impiété ("anomie") ; il faut juste que celui qui le retient encore soit écarté. Et alors sera dévoilé l'impie, que le Seigneur fera disparaître par le souffle de sa bouche et anéantira par la manifestation de son avènement, cet homme dont l'avènement  se fera avec le concours de Satan, avec force puissance, signes et prodiges mensongers, et avec force abus de l'injustice parmi les âmes perdues, qui, pour leur malheur, n'auront pas accueilli l'amour de la vérité qui leur ouvrait le salut. A cause de cela, Dieu leur envoie une capacité d'égarement qui les induit à croire au mensonge, pour que soient jugés tous ceux qui n'auront pas cru à la vérité et se seront complus dans l'injustice." (2Th 2,3-12)

    • Ainsi la croyance en l'antéchrist est exposée dans cet écrit ancien, assurément plus ancien que les évangiles, d'un moment où Silvain et Timothée sont auprès de Paul, donc vers les milieu des années 50. On ne constate ni attente fébrile du Christ avant 70, ni crise apocalyptique postérieure, sauf à considérer que la lettre est un faux par peur d'invalider une supposition. "L'abomination de la désolation" du prophète Daniel est bien annoncée comme dans les évangiles comme un préambule nécessaire à l'avènement du Christ, par l'action de l'antéchrist chez Paul, sans plus de précision chez Marc et Matthieu. La ruine annoncée du Temple est l'abomination de la désolation, qui doit advenir avant la Parousie. Mais, pour Paul, tant que l'antéchrist n'est pas libéré, on ne peut pas croire à une Parousie imminente. On sait que "la nuit est avancée" et que "le jour approche" (Rm 13,12). Mais l'heure n'est ni à la panique, ni à l'engourdissement. Il importe de marcher "comme en plein jour" (Rm 13,12) et d'"être irréprochable" au Jour du Christ (1Co 1,8) qui viendra quand il viendra. Pour Paul (comme pour Luc), le moment favorable, le kaïros, l'urgence de la conversion, ce n'est pas pour le dernier jour, c'est pour maintenant.
    • Plus que cela : on trouve des mises en garde explicites contre les fausses prophéties datant le retour du Christ.et pour Paul, et pour les évangiles, et pour la Didachè, la seule certitude que tiennent les disciples de Jésus est qu’elle surviendra quand on ne l’attendra pas ! Même ce passage apocalyptique de Paul est une invitation pressante, "à propos de l'avènement de notre Seigneur Jésus Christ'  à ne pas " vous laisser facilement ébranler par manque de bon sens et émouvoir, à cause d'une motion spirituelle, d'une parole, ou d'une lettre qu'on dirait de nous, comme quoi le Jour du Christ est là." (2Th 2,2). Même dans sa première lettre aux mêmes Thessaloniciens, sans doute le plus ancien écrit néotestamentaire, on retrouve le même enseignement que dans les Evangiles, qui résonne comme une expression du Christ lui-même reçu par Paul dans sa catéchèse : "A propos des temps et des circonstances, frères, vous n'avez pas besoin que je vous écrive. Vous savez pertinemment que le Jour du Seigneur viendra ainsi : comme un voleur dans la nuit. Quand on dira : "on est en paix ! on est en sécurité !" c'est alors que l'on sera surpris par un ravage imprévu, comme une femme enceinte par son accouchement, et on n'y échappera pas. Mais vous frères, vous n'êtes pas dans les ténèbres pour que ce jour vous emporte comme un voleur." (1Th 5, 1-4).
    • Les discours eschatologiques que l'on trouve dans les évangiles synoptiques présentent entre eux de grandes similitudes pouvant aller jusqu'à des formulations identiques. Il faudra les expliquer, ainsi que leurs différences, mais plus tard. Par rapport à cet enseignement de Paul, il y a des différences notables de formulation. Cela tient surtout au fait qu'ils n'abordent pas vraiment les derniers temps sur un mode apocalyptique, ou seulement de façon allusive, ainsi à l'évocation des signes cosmiques de la Venue du Fils de l'Homme.  Le Christ prophétise les signes des derniers temps, mais peu sur un mode apocalyptique. Il n'évoque aucune figure d'apocalypse et fort peu de visions. Si Matthieu parle bien comme Paul de l'apostasie générale ("la charité se refroidira sur terre"), si tous évoquent les faux prophètes et les faux christs qui induiront les hommes dans l'injustice, rien sur l'antéchrist, rien sur la trompette finale, rien sur la fin "en un clin d'oeil". En revanche le Christ  égrenne des prophéties : la chute de Jérusalem, les persécutions, les guerres entre nations, les catastrophes naturelles et l'ébranlement final des cieux sont autant de signes historiques annonciateurs du Jour du Seigneur, dont seul le dernier peut passer pour apocalyptique. Le discours eschatologique de Matthieu ne paraît pas inspiré aux mêmes sources que celle de Paul. Mais surtout, évoquant de nombreux signes qui doivent parsemer l'histoire, ils ne sont pas de la même facture littéraire. Le propos apocalyptique de Paul est simple : il ne tourne qu'autour de la figure de l'antéchrist, qu'on ne va cesser de voir reparaître dans les écrits ultérieurs, évangiles exclus. On a vu dans cette particularité des évangiles un indice d'une eschatologie tardive que confirmait le signe de la chute de Jérusalem. Une apocalyptique différente ? sans doute un peu. Un genre prophétique différent ? beaucoup plus sûrement. Une composition nettement plus tardive ? rien ne permet de le dire et certainement pas la destruction du Temple. Par ailleurs l'exhortation morale est la même et ne dévie pas de l'enseignement de Paul : le Jour viendra comme un voleur, il ne faut pas chercher quand, il n'y aura pas besoin de se demander s'il est là et si le Christ est revenu, car sa venue dans la gloire sera manifeste, il faut juste que le disciple reste en état de veille, soit persévérant, ne pas trembler comme le reste des hommes, dans l'attente du jour béni de la délivrance finale et du salut éternel.
    • De la 2ème épître de Pierre, on peut légitimement penser que l'apôtre n'en est pas l'auteur, mais plutôt un de ses assistants. On pourrait même penser à un pasteur de l'Eglise de Rome se mettant dans le sillage de Pierre et usant (sobrement) de pseudépigraphie selon les codes du temps. En effet on n'a pas d'autre moyen, à l'époque, de signifier qu'on écrit comme docteur pleinement autorisé de l'Eglise de Rome que de s'exprimer au nom de Pierre. On est loin du faux en écriture ! Quand l'auteur s'exprime-t-il ? Impossible de le dater, sans doute avant la mort de Pierre ou juste après. La référence explicite à la Transfiguration peut donner une indication, comme je le verrai. Mais prétendre que son eschatologie trahit une rédaction de fin de siècle n'est pas juste. L'auteur réagit aux moqueurs qui se riront dans les "derniers jours" de l'espérance eschatologique des croyants. C'est au futur dans le texte, mais sans doute ces oeuvres des derniers temps ont-elles déjà commencé à Rome. C'est qu'on est dans les derniers temps depuis l'Ascension du Christ, les faux docteurs sévissent depuis les débuts de la prédication. Que la raillerie des mécréants porte sur la croyance en une Venue du Christ ne prouve en rien que le texte soit tardif : Paul met en garde les fidèles contre les prophètes de la Parousie prochaine, mais aussi contre ceux qui s'en moquent. L'auteur de la seconde épître de Pierre développe une "haggadah" eschatologique tirée des écritures et d'un enseignement reçu de la tradition romaine : Dieu a fait périr par l'eau du déluge, Il réserve maintenant la terre et les cieux pour l'épreuve du feu qui sera purification et renouvellement de la création. Mais il poursuit : "devant Dieu, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour." Le Seigneur ne tarde pas, Il donne le temps de la repentance. De toutes façons, le Jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit. "En ce jour, les cieux s'en iront avec fracas, les éléments embrasés seront dissous et la terre et les oeuvres qu'on y trouve seront consumés." Raison de plus pour ne pas s'y attacher, pour être saints et pieux et pour hâter en l'appelant cet avènement du Christ qui enflammera les cieux et les dissoudra et embrasera les éléments qui fondront. "Or nous attendons, selon sa promesse, de nouveaux cieux et une nouvelle terre, dans laquelle résidera la justice." Au Jour du Seigneur, la création passera l'épreuve du feu, nul ne sait quand, et c'est pour nous permettre de passer de la peur à l'espérance que Dieu nous laisse du temps. Cet enseignement attribué à Pierre est original. il est anticipation apocalyptique de ce que sera, selon une physique inspirée de la Bible, la fin du monde et l'épreuve du feu. Mais la conclusion apodictique qui en est tirée est dans la stricte continuité des discours eschatologiques des évangiles et de Paul. Ellle insiste sur l'attitude que le chrétien doit avoir : ni impatience, ni terreur, mais persévérance dans l'espérance du Jour béni, terreur pour les pécheurs, bénédiction pour les saints. L'auteur ne dévie en rien des préceptes de ses devanciers, ni ne change les croyances. 
    • L'Apocalypse elle-même, texte incontestablement tardif de la fin du siècle, paraît à bien des égards développer cette apocalypse première dont Paul s’était fait l'écho longtemps avant. Elle en reprend les thèmes par bribes dans un récit visionnaire et tourbillonnant où l'échelle du temps est totalement culbutée, une vision étant mise en abîme dans autre. Derrière un luxe de visions symboliques, on retrouve les motifs eschatologiques des écrits antérieurs : la figure du Dragon-Satan, de la Bête de la mer, qui est l’antéchrist suscité par Satan après son échec, la figure de la Bête de la terre, faux prophète qui use de sortilèges et fait reconnaître l'antéchrist comme Dieu, la fascination des hommes pour les oeuvres des "bêtes", l’ultime combat satanique poussant les nations contre la cité sainte, les trompettes, dont la dernière annonçant la justice imminente, la femme enceinte prise par les douleurs de l’enfantement, le gouffre de feu et de souffre, le calme avant la tempête évoquant la tranquillité béate de l'humanité, la Parousie accompagnée par les saints ressuscités en prélude du jugement et de la résurrection universelle. Certes, en reprenant le genre littéraire typiquement juif de la vision apocalyptique, Jean se démarque du langage apocalyptique de Paul, moins imagé, plus raisonné dans son déroulement et clairement référé à la tradition venant directement du Christ. Mais on ne comprend pas bien l'Apocalypse de Jean si on ne la lit pas comme l'amplification d'une apocalyptique chrétienne primitive, avec tout son matériau thématique. Entre l’eschatologie primitive des années 50 et la fin du siècle où semble avoir été écrite l’Apocalypse de Jean, on n’observe pas de discontinuité dans l’attitude des prédicateurs apostoliques par rapport à la Parousie : même message de vigilance, de persévérance et de réconfort dans la tribulation, et aucune poussée de fièvre délirante, en tout cas des apôtres et des docteurs, à l’approche supposée du Seigneur. Par delà les différences d'approche littéraire des fins dernières, on ne constate aucune crise eschatologique dans la primitive Eglise.
    • Pourtant, dira-t-on, l'évangile de Matthieu n'évoque-t-il pas l'imminente venue du Fils de l'Homme dans la gloire ? Non. L'eschatologie de Matthieu est assez proche de celle de Jean : le Christ a été glorifié par sa mort et sa résurrection et c'est cette gloire qui se manifestera à l'univers au Jour du Seigneur. Chez Jean, citons le dialogue de Jésus avec Marthe : "Ton frère ressuscitera, crois-tu cela ? - Oui, Seigneur, je sais qu'il ressuscitera au dernier jour - Je suis la résurrection" : le dernier jour est imminent dès lors que paraît Jésus. Lorsque Matthieu évoque l’avènement prochain de Jésus "avant que ne passe cette génération", il parle toujours de sa Pâque, son Heure qui inaugure son Jour. L'eschatologie de Matthieu est extension de la gloire du Fils de l'Homme déjà inaugurée jusqu'à son complet achèvement. La Parousie à venir n’est pas le « clap de fin » de l’histoire du salut, elle est accomplissement complet, définitif et cosmique du mystère pascal. Pour filer la métaphore cinématographique, le film de l'histoire du salut finit sur la résurrection. Maintenant c'est le temps de sa résonance dans le monde : les applaudissements émerveillés des spectateurs, la réputation croissante du chef d'oeuvre parfait, l'hostilité de l'estabishment des critiques, au bout d'un moment la désaffection du public avide d'être à la mode, jusqu'à la consécration lorsqu'il est projeté dans toutes les salles de cinéma du monde, ravissant les uns, exaspérant les autres.
    • La tension eschatologique était en fait pour le chrétien ce que le stress est au professionnel : le stress est bon quand il fait avancer et agir, il est mauvais lorsqu'il est envahissant, fébrile ou paralysant. Ni Paul, ni les évangélistes ne sont dupes du risque et ils agissent comme des coachs en développement personnel : "on se calme, n'écoutez pas les prophètes autoproclamés, chaque chose en son temps, le jour va bien venir." Le visionnaire de l’apocalypse, lui, semble réagir au contraire à un certain assoupissement eschatologique des sept Églises et les remet sous tension. L’enseignement eschatologique n’a varié ni en intensité ni en substance.
    • Un point que je laisserai aux spécialistes d'épigraphie hébraïque le soin de vérifier à partir des manuscrits de Qumran ou d'apocryphes juifs : l'apocalyptique chrétienne n'est jamais, dans le monde juif du milieu du siècle, qu'une variante au sein d'un courant apocalyptique plus large qui imprègne toutes les écoles juives de piété et de pensée. Les Esséniens avaient leur littérature apocalyptique, les Pharisiens la leur, que l'on retrouve dans le Talmud, le Livre d'Hénoch était une référence à laquelle renvoie l'épître de Jude. Tout juif pieux scrutait les signes des temps messianiques à la lumière de ces apocalypses. Les disciples de Jésus, à sa suite, en faisaient autant, à une différence près, majeure : le Royaume à venir était déjà instauré, il était actuel, sa victoire était acquise et il fallait y avoir part au présent pour y avoir part au dernier jour de sa pleine manifestation au monde entier. Elle était autant tournée vers le passé - le Jésus de l'histoire - vers le présent - l'Esprit rendant présent le ressuscité à ses Eglises - et vers l'avenir du Jour du Seigneur, dont nul ne devait s'inquiéter du moment et auquel tous devaient se tenir prêts. Cette invitation à la sagesse eschatologique a été constante.
      • On la retrouve exprimée à la fin de la Didachè dans une catéchèse qui reprend et résume toute la tradition apostolique, qui transparaît dans les évangiles, les épîtres et même l'Apocalypse jusque dans la croyance aux deux résurrections, celle des saints, puis celle des morts. On ne sait pas de quand date cet écrit, mais, à le lire, on ne trouve aucune indication : ce peut être en 60 comme en 100. La tradition copte en fait de Marc l'auteur, ce qui indiquerait tout au moins une rédaction ancienne.

"Veillez sur votre vie. Ne laissez ni s'éteindre vos lampes, ni se détendre la ceinture de vos reins, mais soyez prêts car vous ignorez l'heure où notre Seigneur viendra. Assemblez-vous fréquemment pour chercher ce qui intéresse vos âmes, car tout le temps de votre foi ne vous servira de rien si au dernier moment vous ne vous êtes pas perfectionnés.

Car aux derniers jours on verra se multiplier les faux prophètes et les corrupteurs, les brebis se tourneront vers un loup et la charité tournera en haine. Car, l'impiété grandissant, on se haïra l'un l'autre, on se persécutera, on se liverera, et alors paraîtra le séducteur universel comme fils de Dieu et il opérera des signes et des prodiges et la terre se livrera dans ses mains et il commettra des iniquités comme il n'y en a jamais eu en ce temps.

Alors la création entrera dans le feu de la probation. Beaucoup se scandaliseront et périront. Mais ceux qui auront persévéré dans leur foi seront sauvés par l'objet même de la malédiction. Alors appaîtront les signes de la vérité. Premier signe : une expansion dans le Ciel. Signe suivant : un son de trompette. Troisième signe : une résurrection des morts, pas de tous toutefois, mais, comme cela a été dit : "Le Seigneur avancera et tous les saints avec lui. Alors le monde verra le Seigneur venir sur les nuées du ciel..."

La crise gnostique

On a parfois considéré que les mises en garde contre les faux prophètes et les faux docteurs signalaient une date de rédaction tardive, d'une époque où la gnose commençait à se répandre dans le monde chrétien et une littérature, jugée hérétique, se développait en tête de liste de laquelle figuraient certains évangiles apocryphes.

  1. Ces mises en garde sont très nombreuses. Visent-elles bien les mêmes personnes ?
    • Un rappel sur ces deux termes : la fausse prophétie est, selon la Torah, est un péché extrêmement grave, passible de mort par lapidation. Elle est une usurpation de la parole de Dieu à des fins personnelles. On comprend l'équivalence, que l'on trouve dans beaucoup des textes que l'on va lire, entre faux prophète et antéchrist. Un antéchrist est aussi un usurpateur du Messie, qui se proclame divin par intérêt et par ambition. Il se ment à lui-même et ment aux autres. On comprend, et on en a la preuve dans la seconde épître aux Thessaloniciens, que les figures du faux prophète et de l'antéchrist étaient très présentes dans la première prédication chrétienne. Elle est à rapprocher de la parole de Jésus : "il est inévitable qu'il y ait des scandales, mais malheur à celui par qui le scandale arrive !" (Mt 16,23). Traiter quelqu'un de faux prophète (ou d'antéchrist) était trop grave pour admettre que l'accusation pût être employée comme simple insulte dans des controverses. Le "faux docteur" en revanche n'est pas un mot que l'on trouve dans la bouche du Christ. C'est une notion développée après lui : un faux docteur est l'agent doctrinal de la fausse prophétie, son propagandiste.
    • On trouve la notion de faux prophète exposée dans les évangiles synoptiques, surtout chez Matthieu : les disciples de Jésus doivent se méfier des faux prophètes déguisés en brebis mais sont au dedans des loups voraces (Mt 7, 15), ils sont invités à ne pas suivre les prophètes qui annonceraient que le Royaume se réalise ici ou là, dans les derniers temps viendront des séducteurs, faux Christs et faux prophètes qui abuseront les élus (Mt 24, 24-25 ; Mc 13, 22). Ici les faux prophètes sont ceux qui pervertiront l'attente messianique du peuple et, sous couvert de la foi en Jésus (car ils sont déguisés en brebis), voudront la faire tourner à leur intérêt personnel.
    • Simon le Magicien apparaît dans les Actes des Apôtres (Ac 8, 9-24) comme une figure à première vue haute en couleur, mais à considérer de près ce qu'en dit Luc, inquiétant. Il a tous les attributs que l'on verra attribuer aux faux prophètes dans les autres textes: avant de rejoindre le groupe des disciples, il se poussait du col "grâce à l'exercice de la magie en ville et à son emprise sur les gens de Samarie" : samaritain, donc "faux juif", mage, ambitieux. Mais aussi faux prophète car "tous, des plus petits aux plus grands, étaient fascinés et disaient : "Lui, c'est la puissance de Dieu, la grande !" Il les fascinait parce qu'il les avait épatés pas mal de temps par ses tours de magie."  Sous l'action de Philippe, l'un des Sept, venu prêcher en Samarie et dans la capitale, les baptêmes s'y multiplient. Simon lui-même "croit", demande le baptême, et devient l'assistant de Philippe qui lui en remontre par les miracles et les prodiges qui s'opèrent par lui.  Les résultats de Philippe en Samarie sont assez notables pour que Pierre et Jean viennent en visite de contrôle et, comme aucun samaritain n'avait reçu l'Esprit Saint par l'imposition des mains d'un des Douze, ils y remédient. Simon, croyant à un procédé magique, demande alors à Pierre de lui acheter un transfert de technologie. Pierre, furieux, l'apostrophe violemment : "Au diable ton argent et toi avec ! Comment as-tu pensé que le don de Dieu était à vendre ?" et l'appelle à la repentance immédiate. Celle-ci est formulée en des termes pour le moins équivoques : "Priez vous-mêmes le Seigneur pour moi afin qu'il ne m'arrive rien de ce que vous avez dit !"  Autrement dit : par vos prières, écartez de moi le mauvais sort que vous m'avez jeté. Il disparaît ensuite des Actes. Le personnage a inspiré une légende ultérieure, ancienne semble-t-il, qui en a fait l'ennemi personnel de Pierre, lequel serait venu à Rome pour contrer l'influence qu'il y exerçait. Cette légende le présente comme le modèle du faux prophète : faux jusqu'au bout des ongles, intéressé et jouant sur le sensationnel, demeuré, malgré son baptême, un magicien invétéré et marchand de spiritualité. La légende en a fait une figure de l'antéchrist. Luc, au travers de l'algarade que Pierre adresse à Simon, le décrit en effet comme un disciple particulièrement dévoyé, corrompu à la moëlle : "Repens-toi de ta méchanceté"..."Tu es, je le vois, dans une amertume de fiel et des liens d'iniquité." Que l'on fasse cas de la légende ou non, le personnage a dû garder une influence suffisante pour que Luc lui consacre un épisode de ses Actes.
    • Toujours dans les Actes des Apôtres, au chapitre 13, au début du ministère de Paul, alors qu’il est encore l’assistant de Barnabé, on retrouve un Juif magicien du nom de Bar Jésus à Paphos, dans l’entourage du proconsul Sergius Paulus. Ce dernier est présenté comme « intelligent » et curieux d’entendre Paul sur sa doctrine qui ouvre le salut aux païens. Certainement est-il un païen proche du judaïsme. Bar Jésus, Elymas de son nom grec est explicitement tenu pour « faux prophète juif » (13,6). Craignant de voir Paul le supplanter auprès de son patron, il multiplie les arguments pour détourner le proconsul de la foi au Christ. Comprenons : à la personne du Christ, pas au catéchisme ! Paul le rend aveugle pour un moment pour le châtier de son opposition au Christ. Ce n’est pas celle d’un Pharisien, mais d’un Juif hellénisé et lui-même paganisé, en rupture de ban avec Israël puisqu’il pratique la magie interdite par la Torah. Il s’est fait sa religion. Ce n’est pas un faux prophète chrétien comme Simon le Magicien, mais l’apostrophe de Paul devant le proconsul en dit long sur la gravité de la faute, juif converti à Jésus ou non : « Type rempli de toute la ruse et de toute la désinvolture possibles ! Fils du diable ! Ennemi de toute justice ! »
    • Paul, dans ses lettres reçues comme les plus authentiques, dirige ses reproches contre ceux qui sèment le trouble, la division et le scandale dans les communautés (1Co..., Rm 16,17). Dans l'épître aux Galates (2, 4), il vitupère contre les "faux frères" qui sont venus à Antioche pour soumettre les convertis païens à la pratique de la Torah. Il les traite de fauteurs de désordre, mais se garde de les traiter de faux prophètes, ni de faux docteurs. Dans son épître aux Philippens (1, 15) il constate que les évangélisateurs ne sont pas tous bien inspirés : "Certains prêchent par intérêt et par esprit de querelle, d'autres par esprit de bienveillance."Les premiers lui causent beaucoup de souci "dans ses liens". Mais on est encore loin des accusations de fausse prophétie et de doctrine perverse.
    • Toutefois, dans la 2eme épître aux Corinthiens, (11,2-15), Paul reproche aux destinataires de sa lettre de se laisser séduire par de « faux apôtres » qui, à l’image de Satan déguisé en ange de lumière, sont déguisés en ministres de justice. Qu’en donne à connaître Paul ? Ce sont des beaux parleurs, bien plus que Paul, mais ils ne savent pas grand chose, ils se font passer pour apôtres, ils se mettent à la charge de la communauté et ils emploient leurs talents de séduction à détourner les chrétiens de Corinthe de la « simplicité envers le Christ. » comme le serpent a détourné Ève par ruse de sa simplicité envers Adam. On retrouve les traits du faux docteur, habile sophiste corrupteur de la foi simple dans le Christ.
    • Une série d'épîtres de Paul, dont l'authenticité a paru douteuse, en partie pour cette raison, fait état de faux docteurs. Ils le font dans des termes très proches. Ils semblent désigner des Juifs d'inspiration gnostique ou ésotérique, qui faussent l'Evangile, se complaisent dans des thèses fumeuses et les "fables sophisitiquées" et qui, déjà, font du Christ une figure mythique. Ils s'attirent notamment les foudres de Paul quant à la morale conjugale qu'ils enseignent, oscillant entre encratisme complet et pratiques initiatiques franchement abusives. En Colossiens, on trouve ces mises en garde : "Faites attention qu'il n'y ait quelqu'un qui soit votre ravisseur par sa philosophie et une vaine tromperie, selon la tradition des hommes, selon les éléments du monde et non selon le Christ" (2, 8). La "philosophie" semble faire allusion aux écoles ésotériques d'inspiration pythagoriciennes et la "tradition des hommes" renvoie aux traditions juives, comme dans l'évangile de Matthieu. Et plus loin : "Qu'il n'y ait pas quelqu'un qui vous juge sur votre manger ou votre boire ou votre participation à une fête, à une nouvelle lune, ou à des shabbats... Que personne ne vous disqualifie sous couvert d'humilité ou de religion angélique, en pénétrant des choses qu'il ne voit pas, balloté au gré de l'esprit de sa chair." (2, 16-18). L'allusion à une initiation religieuse à caractère ésotérique est claire. Même tonalité dans la première épître à Timothée : il y a dans l'Eglise des faux docteurs qui enseignent "d'autres doctrines", qui s'attachent "à des fables et à des généalogies sans fin, qui produisent des controverses plutôt que de faire avancer les affaires de Dieu" (1Tm 1,3-4). Dans la suite de la lettre, il va plus loin dans l'accusation : "Mais l'Esprit dit expressément que, dans les derniers temps, certains se détacheront de la foi pour s'attacher à des esprits séducteurs et à des doctrines de démons, dans une hypocrisie de faux docteurs à la consicence marquée au fer rouge ; ils prescrivent de ne pas se marier, de s'abstenir d'aliments que Dieu a créés pour les croyants et dévôts de la vérité pour être pris avec action de grâces." (1Tm 4,1-3). Ce qui amène Paul à ordonner que les jeunes filles sensibles à cette ascèse mal inspirée s'en détournent par le mariage ! "Rejette les fables de tous les jours et les racontars de bonne femme." (1Tm 4,7). Et encore, en fin de lettre (1 Tm 3-5), celui qui enseigne une doctrine qui n'est pas du Seigneur "s'enfle d'orgueil, ne sait rien, est malade de controverses et de logomachies, autant de choses dont naissent envie, chicane, calomnie, mauvais soupçons, les discussions oiseuses de gens corrompus d'esprit, dédaigneux de la vérité, persuadés que la piété rapporte." Même son de cloche dans la seconde épître : "Evite les histoires creuses" (2Tm 1,16) ; les "méchants et charlatans" (2Tm 3,13) sont ceux-là mêmes qui, dans les derniers temps, rendront la vie difficiles : "égoïstes, cupides, fanfarons, hautains, blasphémateurs, rebelles aux parents, ingrats,... aimant plus le plaisir que Dieu. Ils ont l'apparence de la piété, mais ils renient ce qui en fait la force". Ils abusent des femmes simplettes et instables. Dans l'épître à Tite, à nouveau des juifs ésotéristes entrés dans l'Eglise qui sont visés sous les traits de ces gens "qui confessent connaître Dieu, mais le renient par leurs oeuvres, abominables, rebelles, inaptes à quelque bonne action qu'ils sont." Ce sont eux qui enseignent des "fables judaïques" dont il faut se garder, et se complaisent dans des généalogies alambiquées. Ces « faux docteurs » pourraient être qualifiés de judéo-pythagoriens
    • Dans la seconde epître de Pierre, ce sont à nouveau des gnostiques de culture juive qui sont sans doute visés : ils racontent des "fables sophistiquées" alors qu'eux, les apôtres ont vu de leurs propres yeux la "majesté de Dieu". La référence à la Transfiguration a fait douter encore plus de l'authenticité de la lettre. Je pense au contraire, selon le principe de bonne foi, que l'auteur, qui n'est sans doute pas Pierre, se réfère directement à son témoignage, ce qui indiquerait plutôt qu'il se fait son interprète et non plusieurs années après sa mort. Tout le chapitre 2 de la lettre est consacrée aux faux prophètes et aux faux docteurs : "Il y aura parmi vous de faux docteurs". 2P 2,1. Qui seront-ils ? Des fauteurs d'hérésies, qui auront renié le Christ, qui auront du succès, qui auront le dessus sur des fidèles par leurs discours (2P 2,3), qui accepteront toutes les souillures, qui, audacieux et sans scrupules, mépriseront l'autorité, qui seront devenus comme des bêtes ne connaissant que la loi de la jungle ("prendre ou tuer" 2P2,12), qui péroreront sur ce qu'ils ne connaissent pas, qui multiplieront les adultères, et se prostitueront dans l'idolâtrie de Balaam. Plus loin (2P 3,3-4), ce seront les mêmes qui railleront l'attente du retour du Christ : "Où est la promesse de sa venue (parousie) ? Car, depuis que les pères se sont endormis, tout est resté comme au début de la création !" Intéressante note. Ces faux docteurs, ce sont bien des chrétiens de dénomination qui ne croient pas en Jésus, pour qui la parousie est une vaine croyance qui n'a pas connu le plus petit début de réalisation, qui pensent que le Messie est appelé à revivre dans l'histoire et qui subvertissent le peuple croyant de l'intérieur pour asseoir leur emprise multiforme.
    • Le tour d'horizon serait incomplet sans la littérature johannique. Dans la première épître, nous lisons cette mise en garde : "Petits enfants, c'est la dernière heure, et, comme vous avez appris que l'antéchrist vient, en fait ce sont plusieurs antichrist qui sont apparus. Par là nous connaissons que c'est la dernière heure. Ils sont sortis de nous, mais ils n'étaient pas des nôtres... Qui est le menteur, sinon celui qui nie que Jésus est le Christ ? Le voilà, l'antéchrist : celui qui nie le Père et le Fils !... Cela je vous l'ai écrit à propos de ceux qui vous égarent." (1Jn 2, 19 sq). L'antéchrist et le faux docteurs sont devenus ici des termes identiques. Même profil que dans la 2ème épître de Pierre : des faux chrétiens, au verbe brillant, des subversifs, qui ne croient pas dans le Christ. Plus loin Jean donne le critère de discernement radical des vrais et des faux docteurs : "tout esprit qui confesse Jésus Christ venu en chair, il est de Dieu. Et tout esprit qui ne confesse pas Jésus Christ venu en chair, il n'est pas de Dieu. C'est celui de l'antéchrist dont vous avez appris qu'il vient et est déjà dans le monde."  (1Jn 4,2-3). L'antéchrist est un esprit faux et un renégat, qui tient que l'homme Jésus a été une apparence du Messie, une figure du Messie ou un ange d'apparence humaine. Dans l'Apocalypse, les deux figures de l'antéchrist et du faux prophète sont distinguées : l'antéchrist est clairement la "bête de la mer" et le magicien qui la sert, le faux prophète par excellence, est la "bête de la terre". Mais, si on se reporte au début du livre, les lettres aux Sept Eglises sont un peu plus explicites sur ces "esprits faux" qui font le jeu des "Bêtes". Ce sont des "Nicolaïtes". Ceux-ci auraient été disciple de Nicolas, un des Sept "diacres" de la première Eglise de Jérusalem et ils sont bien issus du milieu des chrétiens juifs. Celui-ci semble, d'après la tradition, avoir lié initiation spirituelle et initiation sexuelle (Rien de nouveau sous le soleil !). Jean les estime "abominables". Ce sont aussi ceux qui "se disent Juifs et ne le sont pas" et forment une "synagogue de Satan". Il ne semble pas que Jean désigne les communautés juives, par opposition aux communautés de vrais Juifs que seraient les chrétiens, mais des synagogues d'hétérodoxes qui prospéraient hors du judaïsme officiel. On les retrouve sous les traits des gens "attachés à la doctrine de Balaam qui enseignait à Balak à faire trébucher les fils d'Israël pour qu'ils mangent des viandes sacrifiées aux idoles et se prostituent." Un Juif ne parlerait pas autrement des Samaritains. Là encore la référence est précise : ce sont les Nicolaïtes. Puis est citée la prophétesse Jézabel de Thyatire que l'Eglise de la ville laisse séduire les chrétiens et qui les corrompt dans l'idolatrie et la cochonnerie.
    • Enfin la Didachè, comme on l'a vu, appelle les communautés à une grande vigilance contre les faux prophètes. L'indice, que Paul a déjà employé pour lui-même, que le prophète est authentique est qu'il ne vit pas aux crochets de l'Eglise qu'il visite. Le faux prophète est un parasite de l'intérieur capable de saigner et de tuer une Eglise, non un séduisant "philosophe" païen.
  2. Il ressort donc de cet aperçu plusieurs points
    • Les faux prophètes et les faux docteurs désignent toujours des chrétiens de tendance pythagoricienne et d'origine juive. Ce sont des marginaux dans le monde juif, conciliant judaïsme et pythagorisme, midrash et ésotérisme, perméables aux cultes à mystère païen, prêchant l'encratisme ou la prostitution sacrée selon les cas, voire les deux ensemble. Ils semblent concevoir la communauté chrétienne comme une école pythagoricienne. Ils ont trouvé dans les jeunes Eglises un cadre propice pour donner libre cours à leurs élucubrations mystagogiques et à leur pratique sectaire en rupture avec le judaïsme des Pharisiens dont ils sont parfois issus. L'humanité de Jésus s'effaçait devant un personnage divin et spirituel qui était un avatar messianique, son enseignement était à déchiffrer comme porteur de messages mystiques cachés, sa parousie serait en fait réincarnation du Messie sous une apparence corporelle. L'insistance est grande dans tout le Nouveau Testament : le Jour du Seigneur sera une manifestation glorieuse sans équivoque ; cela vient en réponse à ces doctrines qui soufflaient le chaud d'un retour imminent d'une nouvelle figure du Christ puis le froid d'une parousie ratée. L'attente fébrile des fidèles n'en est sans doute pas la cause première . Le faux prophète est un gnostique juif ou judaïsés déguisé en pieux chrétien. Simon le Magicien en est comme le type, car, étant samaritain, il représente, pour un chrétien d'origine juive, le faux Israélite, dont les ancêtres autrefois avaient pactisé avec Baal et refusé de rendre culte à Dieu dans son Temple après le retour d'exil devenant. Il devient faux chrétien après une conversion purement intellectuelle. Ce faux prophète fait penser, si on s'autorise une analogie frisant avec l’anachronisme, à un vénérable franc-maçon de tendance christique ouvrant l'évangile de Saint Jean pour guider son voyage initiatique qui le conduira au travers de symboliques sacrées diverses vers les lumières de la raison.
    • On ne perçoit pas dans les écrits néotestamentaires d'évolution de la figure du faux prophète : il garde les mêmes traits, celui d'un ésotériste qui emprunte brillamment à la doctrine chrétienne et abuse les fidèles.  Peut-on affirmer qu'il n'apparaît vraiment que dans des écrits tardifs ? Non, à moins de décréter tardifs ces écrits, ce qui est à nouveau une pétition de principe. Sa présence dans le corpus paulinien varie certes, mais on ne peut vraiment y voir le signe d'un orage gnostique survenant après un temps dégagé, et certainement pas si tardive qu'il faille conclure à des inventions de fin de siècle. Elle peut tout aussi bien s'expliquer, et même mieux, par une exposition plus forte de certaines Eglises d'Asie Mineure aux influences venant du judaïsme que les Eglises d'Achaïe ou de Rome, qu'elles viennent des Juifs pharisiens, comme à Antioche ou chez les Galates, ou de juifs hétérodoxes de tendance ésotérique comme à Thessalonique, à Colosse ou autour dans la région d'Ephèse.
    • On ne perçoit donc pas non plus de glissement de cette figure vers la gnose païenne, qui aurait subverti l'Eglise vers la fin du siècle. Nul part n'apparaissent dans le Nouveau Testament des faux docteurs issus des philosophies païennes et les "philosophies" dont il est question dans la Première à Timothée sont de toute évidence des doctrines mystiques ésotériques qui amalgament des éléments chrétiens et païens sur un noyau juif. Ceci est encore vrai dans la Didachè et dans l'Apocalypse, le livre incontestablement le plus tardif du canon.
    • En revanche la figure de l'antéchrist paraît bien changer : jusqu'à l'Apocalypse, c'est le grand menteur, le prince des faux prophètes, "celui qui nie Jésus venu en chair". Dans l'Apocalypse, la "Bête de la mer", qui est de toute évidence l'antéchrist, semble avoir tous les attributs d'un empereur païen persécuteur des chrétiens : le chiffre 666 qui serait le nom de Néron, les 7 cornes qui feraient référence aux 7 collines de Rome, la référence finale à "Babylone, la grande prostituée" sont des indices qui pointent vers Rome. C'est sans doute pour cette raison que la Bête vient de la mer, de l'extérieur, des abîmes de la mort, et non de la terre, qui représente la demeure du peuple de Dieu. La Bête de la Terre serait donc le séducteur qui subvertit l'Eglise de l'intérieur pour tourner les fidèles vers l'adoration de la Bête de la Mer, un renégat assistant de l'antichrist, devenu un prince païen.

Nous sommes donc, en exégèse, dans un royaume où ont prospéré des préjugés historiques tenaces. Il serait bon que ces préjugés ne stérilisent pas la compréhension du fait synoptique et n'exposent pas qui n'en tiendraient pas compte aux sarcasmes.