Chapitre 7 - Les apories  des "deux sources"

La doxa historico-critique prétend reposer solidement sur 4 pieds explicatifs du fait synoptique : 1) amendements lents des textes évangéliques jusqu'à leur version finale à la fin du 1ert siècle 2) canonicité tardive  3) attestation chez les synoptiques de faits postérieurs à l'an 70 4) théorie des deux sources. Qu'on prétende que ces pieds sont fragiles, qu'on conteste la pertinence de la doxa pour des raisons épistémologiques ou historiques comme je l'ai fait, au nom de la vraisemblance, n'a pas valeur de preuve. Mais l'un de ces pieds tombe presque dès qu'on le regarde : le 4ème, la théorie des deux sources. Elle pose un certain nombre de difficultés, déjà évoquées, sur lesquelles il faut revenir. Il ne faut pas les glisser sous le tapis.

Que faire des attestations anciennes ?

  1. Comme on l'a vu, Papias, vers 120-130 et Irénée vers 170 désignent, comme premier évangile, une version hébraïque de Matthieu. Cette allégation a été reprise au siècle suivant par Origène, Clément d'Alexandrie, et, encore un siècle après, par Eusèbe de Césarée (citant Papias), Jérôme et Epiphane. Eusèbe de Césarée cite même un théologien chrétien d'Alexandrie, Pantène, qui aurait trouvé en Inde l'évangile de Matthieu en caractères hébraïques. En faisant de Matthieu le premier à avoir écrit un évangile, Augustin s'inscrivait donc dans la tradition largement admise de son antérorité. Or, selon la théorie des deux sources, Matthieu ne peut pas être antérieur à Marc et à la source Q. Donc cet évangile primitif de Matthieu dont ils se seraient inspirés directement ou indirectement n’a jamais existé. Donc les attestations patristiques sont fausses et Matthieu doit être tenu pour le second évangile. Ainsi les témoignages concordants des Pères de l'Eglise des premiers siècles a été remisé comme un artefact irrecevable par Elian CUVELLIER et par Bart D. EHRMAN, pour ne citer que les exégètes les plus récents. Pour répondre à la contestation de M.-E. BOISMARD, de la théorie des deux sources, a été avancé l'argument de consensus exégétique : il n'y a pas de trace ni de preuve d'un évangile sémitique antérieur à Marc, le premier des évangélistes connus, Matthieu fait allusion à l'incendie du Temple, il s'oppose au judaïsme officiel issu de la conférence de Yavneh, et Matthieu est beaucoup plus sévère de l'école pharisienne que la "source Q", que l'on retrouve chez Luc. Mais que faire des témoignages patristiques aussi concordants en faveur d'un Matthieu araméen ou hébraïque que les exégètes contemporains en sa défaveur ? La réponse est simple : les mettre à la poubelle.
  2. Que fait-on du début du prologue de l'évangile de Luc et de la fin abrupte de ses Actes des Apôtres ?
    1. Le prologue atteste d'une enquête historique méthodique et d'une collecte d'informations auprès des témoins oculaires de l'annonce de l'Evangile par Jésus. Mais il faut croire que c'est un faux, ou que le prologue était destiné à un "proto-Luc" qui a été complètement remanié, recomposé et complété par des rédacteurs tardifs qui s'abritaient derrière son autorité. Car, selon la doxa exégétique, Luc est forcément postérieur à Marc. Donc la référence aux témoins oculaires est poudre aux yeux, car, de témoins oculaires, il n'en subsistait guère dans les années 70 ou 80. Les rédacteurs de Luc abusent le lecteur : ils reprennent des traditions, pas des témoignages directs.
    2. Les Actes des Apôtres s'arrêtent nets en l'an 63 et ne font aucune allusion aux événements ultérieurs : ni la mort de Jacques, ni le martyre de Pierre et de Paul, ni la Guerre Juive. Mais, selon nos exégètes "mainstream", cela ne prouve rien. Une partie du matériau documentaire de Luc est certes antérieur à 63, mais l'évangile a dû être travaillé à partir de cette documentation à une date postérieure. On aurait des indices de cela dans des anachronismes du texte, comme l'organisation des ministères bien postérieure à l'an 63. Outre que ces arguments reposent sur de pures suppositions, on n'explique pas que les rédacteurs ultérieurs se soient employés à bricoler le contenu du "journal de voyage" de Luc, sans se préoccuper de la correction de sa composition, ni de son actualisation, ni de sa conclusion.

Le statut des sources primitives

Marc serait donc le premier évangile, achevé entre 67 et 70 et serait l'une des deux sources de Matthieu et de Luc, qui auraient complété leur information avec une autre source commune et d'autres sources qui leur seraient propres.

1) Première série de question : Marc avant ou après Luc et Matthieu ?

  • Pourquoi Matthieu et Luc se seraient-ils mis sur les rangs de la production d'un évangile après Marc ? Sans doute pour faire mieux que lui dans le genre littéraire qu'il avait créé : Marc aurait été trop peu didactique et aurait donné dans le factuel et l'anecdotique. Il fallait le reprendre, le simplifier et surtout le compléter avec l'enseignement de Jésus, sur lequel il était trop peu disert, en s'aidant de la "source Q" et de sources complémentaires. C'est ainsi que Marc aurait été élagué de pas mal de détails pittoresques.
  • Pourtant Matthieu et Luc en disent-ils souvent plus que Marc : sur la partie didactique très largement, car ils la développent l'un et l'autre bien plus que Marc mais même sur certains récits, tel le récit de la passion chez Matthieu ou le midrash des tentations au désert que Marc n'insère pas dans son récit très succinct de la retraite au désert. Il existe donc des passages que Marc donne dans une version simplifiée et qui sont plus développés, de facon similaire, chez Matthieu et Luc : les tentations au désert, le discours apostolique (Marc n'en donne qu'une formulation brève, que l'on retrouve chez Luc, Matthieu une longue, que l'on retrouve aussi chez Luc), le discours eschatologique, étoffé et scindé chez Matthieu, la parabole des vignerons homicides, les avertissements concernant la persécution…Marc est très souvent moins-disant par rapport à Matthieu (par exemple l'indissolubilité du mariage) ou à Luc (le retour de mission), comme si c'était lui qui avait abrégé ses successeurs !
  • Faudrait-il donc considérer que la source Q avait des parties communes avec Marc ? Ou que Matthieu et Luc ont eu accès à une version plus détaillée de Marc, un « proto-Marc », qui aurait été plus disert sur certains points et moins sur d’autres ? Mais pourquoi Marc s'est-il maintenu si le « proto-Marc », qui serait une sorte de source Q bis, était plus aboutie pour Matthieu et Luc ? 

2) Deuxième série de questions : la mystérieuse source Q

  • Quelle est cette source écrite, attestée nulle part, d’origine inconnue, de contours incertains, qui aurait fait autorité malgré sa discrétion et qu'on n'arrive pas à reconstituer ? On a tout de même un peu l'impression d'un deus ex machina.
  • Pourquoi la source Q est-elle mobilisée de façon souvent si différente en Matthieu et en Luc ? Les versions dont ils auraient disposé étaient-elles différentes ? Les traditions propres à certaines communautés l’auraient-elles modifiées ? Ou est-ce chaque rédacteur qui aurait fait ses choix ? L’aurait-il fait en fonction de sa lecture personnelle ou de la lecture qui en était faite en communauté ?
  • Et pourquoi un traitement différent de Marc, dont les séquences narratives sont le plus souvent reprises telles quelles par Matthieu et Luc alors que la source Q est-elle citée différemment, de façon plus ou moins développée selon les évangiles et dans des contextes différents ?

3) Troisième série de questions : le statut des autres sources

  • De très nombreux passages de Luc et de Matthieu sont propres à chacun. Ils auraient été incorporés dans leur livre après 70. Ils n'auraient donc pas été fournis directement par les témoins oculaires, en dépit de Luc, mais par des traditions plus ou moins apostoliques. Quelles ont été ces sources secondes ? Quelle était leur nature ? Etaient-elles écrites ? Etaient-elles des témoignages de première main quoique tardifs ou au contraire des témoignages rapportées et déformés en légendes par des traditions locales ? Quel est le milieu d’apparition de chacune d’entre elles ? Comment sont-elles apparues, en marge de Marc et de Q et de toute attestation apostolique ? Qu’est-ce qui aurait conditionné leur formation ? Étaient-elles plurielles, comme Luc le donne à penser ? En quoi pouvaient-elles être tenues pour apostoliques ?
  • Luc ne connaît pas Matthieu puisque hormis leur source commune Q, il a composé un évangile qui ne reprend pas des éléments de récit de Matthieu. Il est notamment évident qu’il ne connaît pas l’évangile de l’enfance de Matthieu qui s’accorde mal au sien et qu’il aurait utilisé d’une façon ou d’une autre. Inversement, pour les mêmes raisons, Matthieu semble ignorer Luc. Comment se fait-il que, dans la lente gestation de leur œuvre, puis après la parution du premier, Luc ou Matthieu, les deux traditions évangéliques qu’ils portent soient restées étanches l’une à l’autre, alors que les premiers écrits non-canoniques se réfèrent à eux, notamment à Matthieu ?  Selon Raymond Edward BROWN, grande référence exégétique chez les catholiques avant MEIER, l'évangile de Matthieu aurait même été achevé vers l'an 100, à une époque où Clément de Rome et Ignace d'Antioche ont écrit la plupart de leurs lettres qui le citent pourtant abondamment, ainsi que la Didachè ! Comment est-il possible que Luc et Matthieu n’aient eu aucune influence l’un sur l’autre sur une telle durée, qui plus est avec des dates de rédaction décalées ? Même si l'on admet une publication dans les années 80, l'objection vaut encore. A une époque où les écrits circulaient largement entre les Eglises, chaque évangéliste aurait-il préféré protéger jalousement des secrets de fabrication ou leurs segments de marché contre la concurrence au lieu d'échanger ?
  • Ces traditions auraient nécessité un temps suffisant pour que le processus de création légendaire arrive à maturité et qu’elles soient incorporées dans les évangiles. La rédaction finale des évangiles aurait produit des livres savamment composés et relativement homogènes à partir de strates d’informations multiples, dont une part produite par la légende des communautés. La datation est forcément tardive. Alors comment ces écrits néotestamentaires tardifs sont-ils devenus canoniques et non, par exemple, l'évangile de Thomas ?

Les impasses de la théorie des deux sources

  • On est donc arrivé à une sorte de consensus académique minimaliste
    • Matthieu et Luc procèdent d’une double source : Marc et Q
    • Matthieu et Luc sont des évangiles tardifs qui incorporent des éléments traditionnels et en partie légendaires, non des témoignages apostoliques directs.
    • Ils portent la marque de la situation historique des communautés dont ils ont repris les traditions (intérêts, oppositions extérieures, tensions internes).
    • Les informations données par la patristique sur les auteurs et sur le processus de rédaction ne doivent pas être retenues, pas plus que le prologue de Luc, qui doit être tenu pour un artifice.
    • Cette généalogie permet de rendre compte de l´arborescence du genre « évangile » entre la fin des années 60 et l'an 100 donc du phénomène synoptique.
  • Il ne permet pourtant pas de répondre en aval aux questions
    • de leur qualité apostolique au sein des communautés qui, aidés par des rédacteurs-secrétaires, les auraient produits
    • de la canonicité qui leur a été reconnue un siècle plus tard dans la « Grande Eglise ».
    • de l'interprétation des témoignages de Luc et des Pères de l'Eglise quant à la date et à la forme des évangiles.
    • de l’étanchéité mutuelle apparente de Luc et de Matthieu.
  • Il ne permet pas de répondre en amont aux questions
    • de la fonction des écrits évangéliques dans l’Eglise primitive
    • de l’intérêt d’écrire une biographie tardive de Jésus
    • de l’intérêt d’en écrire plusieurs, tardives et contradictoires, pour soutenir la foi de communautés à qui la tradition apostolique aurait jusqu’alors suffi.
    • des discordances apparentes du témoignage des synoptiques, et même de Jean, sur ce qui était le cœur du kérygme : la mort et la résurrection de Jésus.
    • de l'attibution à Marc ou à Q, de certains passages communs aux 3 synoptiques.

Authenticité des faits et des dires de Jésus contre idéologie ecclésiale déformante, apostolicité et canonicité inventées a posteriori, temps long de l'innovation évangélique plutôt que temps court du témoignage apostolique, évangélistes en concurrence sur une longue durée pour produire le meilleur évangile dans le même genre littéraire à partir du modèle de Marc, auteurs évangéliques retravaillés et déformés par des rédacteurs pseudépigraphiques... Ce schéma de fabrication des évangiles synoptiques me paraît très raide dans ses outils conceptuels. Il est fortement inspiré du modèle politico-économique néolibéral de Walter Lippmann dont il est en quelque sorte la traduction, mi-allemande, mi américaine, en exégèse... et, comme le néolibéralisme, sous couvert d'émancipation des vieilles lunes traditionnelles, il est très dogmatique en disqualifiant ce concept central des textes canoniques, l'apostolicité, au profit d'une authenticité historique

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