
Chapitre 8 - Une clé de sortie de l'impasse synoptique
Toutes les théories explicatives du phénomène synoptiques, même celles de contestataires de la datation tardive, partent toutes de 3 postulats :
- Les évangélistes ont tous voulu écrire des évangiles. Ils ont produit des textes littéraires similaires dans le format d’un même genre littéraire, inventé par le premier, Marc, que l'on a appelé à partir du milieu du 2ème siècle "évangile".
- Puisqu’ils adoptaient le même genre littéraire et qu’ils disaient souvent les mêmes choses, en les aménageant et en les complétant différemment, c’était pour faire mieux dans ce genre que les prédécesseurs qu’ils connaissaient. La dépendance d’un évangile par rapport à un autre se serait accompagnée d’une concurrence. J'ai employé l'analogie de l'innovation entre des constructeurs automobiles concurrents pour la conquête d'un segment de marché. J'en emploie une autre : si un évangile en engendrait un autre, le rejeton était voué à tuer le père. Les évangélistes voulaient être mieux disant que des prédécesseurs, non "autrement disant".
- La rédaction des évangiles a répondu aux besoins de la seconde générations de chrétiens pour fixer des traditions diverses et mouvantes. Ce ne sont pas des œuvres de circonstance, mais des œuvres de maturation de l’Eglise.
Ces trois postulats sont tellement contestables que je les tiens pour faux.
- Les évangiles ont été rédigés comme ouvrages canoniques répondant aux urgences d’Églises dont la doctrine était souvent flottante, soumise à des interprétations divergentes, notamment sur les relations entre fidèles issus du judaïsme et ceux issus de la gentilité, et détournée en un sens ésotérique par des « faux docteurs » : qui était Jésus ? quelle fut son œuvre de salut ? quel enseignement a-t-il légué à ses disciples ? Ils font partie, en première place, du noyau canonique le plus ancien du Nouveau Testament diffusé dans les Églises entre l’an 50 et l’an 68. Même l’évangile de Jean ne donne aucun signe vraiment probant d’achèvement au-delà de cette date de 68, mais seulement de convenance. Les évangiles sont tous des textes de circonstance dont la rédaction apparaissait opportune.
- Aucun des évangélistes n’a voulu écrire un évangile. Ils ont tous cherché à évoquer la personne de Jésus, selon une approche qui leur était propre, à des fins d’orthodoxie. Regardons comment ils commencent leur témoignage. Marc : "commencement de l'évangile de Jésus Fils de Dieu" ; il faut comprendre "évangile" comme Paul : commencement de "l'annonce du salut". Matthieu : "généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d'Abraham", Matthieu passe tout de suite à la démonstration : Jésus est le Messie, fils de David, venu inaugurer le Royaume des Cieux. Luc : il s'agit du prologue dédicatoire à "Théophile", disciple imaginaire de Jésus, pour lui exposer sa démarche et son projet historique. On a parlé d'une forme particulière de "Vita" latine ou de "Bios" grec. Seul l'évangile de Luc entre dans ce genre. Précisons.
- Le genre de l’évangile est une construction a posteriori et tardive. Si le matériau littéraire est largement commun et la forme finale apparentée en raison des emprunts qu'ils se font ou qu'ils font à des sources communes, précisément ils donnent cette forme à des ouvrages qui au départ n’appartiennent pas au même genre. La parenté est manifeste mais l’intention initiale et le genre littéraire très différent. Ceci explique qu'il ait pu y avoir des emprunts de l’un à l’autre, par exemple de Matthieu à Marc, ou de Luc à Marc ou de Marc à Matthieu, ou de Matthieu et Luc à une source commune, mais de façon sélective en fonction de leur projet propre pour servir leur propos. La biographie de Jésus n’est pas du tout investie d’un même point de vue ni pour le même motif ni avec le même souci d'exactitude biographique. Tous ont rapport à la vie et à l'oeuvre de Jésus, mais pas de la même façon, ni sous le même angle, ni avec les mêmes exigences d'exactitude historique ou chronologique. Et foncièrement ils se respectent.
- Matthieu expose, de bout en bout, la doctrine de Jésus qui s’est donnée à connaître en paroles et en actes. Son évangile est fondamentalement sémitique et midrashique. Il joue sur toute la palette du midrash, du commentaire exégétique de la Torah à la parabole en passant par des actions prophétiques. Le genre est éminemment didactique. Les éléments de récit viennent illustrer et réaliser ce que Jésus enseigne, quitte à modifier leur chronologie pour qu'elle colle à son plan d'exposition.
- Marc entreprend de raconter le ministère de Jésus sans trop entrer dans le commentaire des événements et des paroles de Jésus qu’il laisse au lecteur le soin d’interpréter. Il reste factuel. Le genre est narratif. On peut parler d'une chronique de la vie publique de Jésus. Une chronique, comme son nom l'indique, prend les événements dans l'ordre où ils se sont présentés : chronologique. Non sans quelques simplifications pour rester dans un cadre. Si l’on veut reprendre les catégories antiques, il ne s'agit pas d'une Vita, mais de Gesta.
- Luc, le plus hellénisé des trois, s’attache à écrire une synthèse historique de la vie et de l'oeuvre de Jésus dans la tradition historiographique de Thucydide et son préambule est très clair sur la méthode qui y correspond : ne pas rapporter tout ce qui se raconte, mais uniquement les témoignages de première main, les présenter de façon ordonnée, logique d'abord, chronologique ensuite. Il faut ajouter, ce que Luc n'indique pas dans son prologue, que la méthode historique antique oblige l'auteur à ne garder que l'essentiel d'une action ou d'un discours. Dans ce dernier cas, on ne cite pas un discours, on le synthétise, tout en en gardant le style. La composition historique est particulièrement soignée, quitte à raboter les aspérités et les rugosités que l'on trouve chez les deux autres, pour rester fluide et ne pas prêter le flanc au soupçon de polémique.
- L'évangile de Jean a lui aussi son rapport à l'histoire : les faits, les dates, les lieux portent un sens prophétique, ils sont précis, réduits au acteurs principaux, et laissés au décodage du lecteur. En revanche les discours de Jésus sont amples. Jean en donne à écouter la vibration actuelle plus que le son originel lui-même, ce qui rend extrêmement difficile de dégager de la parole de Jean celle de Jésus lui-même.
- Les évangiles que nous connaissons sont donc apparentés mais davantage par lien de cousinage que de filiation ou de fraternité. Ils ont juste un grand-père et une grand-mère en commun : la catéchèse des apôtres.
- La raison fondamentale pour laquelle l’exégèse me paraît avoir patiné dans un luxe de spéculations et de sophistications pour résoudre la question synoptique, avec des chaînes de filiation et d’hybridations très complexes d’un évangile à l’autre, tient donc dans cette fausse évidence : tous les évangiles se ressemblent, tous appartiennent au même genre littéraire, tous ont prétendu être mieux disant sur Jésus que les prédécesseurs qu'ils connaissaient. Si l’on considère que le genre littéraire « évangile » est une construction a posteriori, résultat tardif de leur air de famille, le paradigme explicatif change complètement car nous sommes face à des écrits qui sont indéniablement apparentés mais fondamentalement hétérogènes et leur témoignage respectif n’est pas plus contradictoire que leur approche ne l´est. Autrement dit, ils ne sont pas concurrents à la palme de la canonicité. Ils ne veulent pas faire autorité de la même manière et sur les mêmes questions. Reprenons la métaphore automobile : un constructeur de motos, un autre de véhicules de tourisme et un dernier de poids lourds ont en commun le moteur à explosion, ils carburent tous aux dérivés du pétrole, mais leur usage est différent et leur marché aussi. Il en est de même pour les évangiles. Ce qui leur est commun, ce sont des sources communes, donc des informations communes (même trame biographique, même enseignement), et une même visée canonique : que dans les Eglises de Jésus, on prêche le vrai Jésus. Ce qui les distingue, c’est la canonicité qu’ils visent : celle du chroniqueur n’est pas celle de l’exégète ni de l’historien ni du portraitiste. Dès lors rien n’interdit de penser qu’ils ont pu procéder par emprunt partiel et confiant de l’un à l’autre en fonction de leur objectif littéraire, loin de toute idée de compétition à l’intérieur du genre évangile. S’ils disent en gros les mêmes choses, ils ne veulent pas dire la même chose car la vérité fondamentale dont ils témoignent n’est pas la même.
Pourquoi donc en est-on venu à traiter des évangiles comme d’un genre à part entière ? Cela vient évidemment de la parenté formelle de ces écrits, qui, en gros, ordonnent les faits de la même manière et reproduisent les mêmes enseignements. Cela tient aussi de l’emploi du terme « évangile » en incipit de Marc, qu’on peut tenir avec certitude pour le plus ancien de ceux que nous lisons aujourd’hui : « Commencement de l’évangile de Jésus-Christ, fils de Dieu ». Il a été repris pour la première fois par Marcion semble-t-il, au milieu du 2ème siècle, pour désigner tous ces écrits qui semblaient se conformer à une matrice commune. Mais, comme on l'a vu, on ne retrouve cet incipit dans aucun des autres évangiles. Matthieu déroule comme un rouleau la généalogie de Jésus, vrai fils de David accomplissant les écritures. Luc commence par son prologue d’historien et ne parle pas comme Paul de son évangile. Jean ne le fera pas plus. Marc est le seul à employer le terme « évangile » non pas pour caractériser son ouvrage mais pour l'ouvrir. Le terme est à comprendre dans son acceptation première. Le terme "euangelion" signifie, dans la Bible comme dans la littérature gréco-latine, une bonne nouvelle, bonne par le message qu'elle porte mais bonne aussi par la récompense qu'elle fournit à son destinataire. "Noël ! Noël !" était le cri de la foule lors des "heureuses entrées" de souverains dans leurs bonnes villes jusqu'à la fin de l'Ancien Régime ; cette clameur de joie donne une idée de ce que le mot "évangile" pouvait signifier dans le monde gréco-romain. Chez Marc, cette bonne nouvelle commence par l’inauguration de la proclamation au peuple d’Israël de la bonne nouvelle du salut : la prédication de Jean le Baptiste, le baptême de Jésus et son séjour au désert. A la différence de Matthieu et de Luc, il ne délivre aucun midrash sur ses tentations au désert. Il termine par l’évocation succincte et balbutiante de la résurrection et de la grande commission précédant l’Ascension. On s'est beaucoup posé la question : pourquoi cette fin bizarre, où semblent compilés deux, trois ou quatre récits sommaires, et qui insistent sur le manque de foi des disciples ? Ce sera à voir. Mais il y a une première raison : la résurrection, moment où Jésus quitte l'histoire, s'accorde mal avec le genre de la chronique. Jésus apparaît par "flashs" aléatoires dans le continuum temporel. On est alors au cœur du mystère du kérygme. Il est central pour la foi, mais pas dans le témoignage que Marc veut donner de l’homme Jésus et de son ministère. Le genre de la chronique se prête à comprendre la vie publique de Jésus, pas ses manifestations post mortem à des témoins choisis. Il ne peut pas dire grand-chose de plus que ce qui circule dans les communautés, qui en savent autant que lui et dont c'est le coeur de la foi. Le besoin d'une attestation canonique ne porte pas sur la résurrection, mais sur la vie et l'oeuvre de Jésus pendant sa vie publique. C’est le Jésus historique qu’il veut donner à connaître parce que la prédication apostolique et les premiers écrits chrétiens se sont attachés davantage à l’enseignement de Jésus et à son mystère pascal qu’au personnage historique, au risque de déraciner Jésus de l’histoire et de le désincarner. Marc comme Jean réagissent, chacun à leur manière, aux fausses doctrines qui niaient que Jésus ait été un être en chair et en os. C’est ainsi que l’évangile en est venu à désigner un genre particulier de biographie commun à tous les évangiles alors qu’il désignait bien chez Marc une « bonne nouvelle » en actes, un processus, celui de l’avènement du salut.

Proposition d’explication
-
Matthieu rédige un premier compendium canonique de « logia » (sentences) de l’enseignement du Maître comprenant quelques récits midrashiques.
-
Marc rédige les gesta de Jésus, une chronique simplifiée du ministère de Jesus et reprend, de façon simplifiée, quelques éléments de récits et enseignements du premier Matthieu.
-
Matthieu reprend son premier recueil en ajoutant des récits midrashiques qu’il emprunte à Marc et qu’il enrichit d’apports pris à d’autres sources.
dont le contenu signale une origine syrienne et, de façon plus lointaine, galiléenne.
-
Luc rédige une biographie de Jésus (« Jésus Christ, la vie et l’œuvre ») et pour cela reprend le 1er Matthieu et Marc qu’il complète avec d’autres sources documentaires dont le contenu signale une origine principalement hiérosolymitaine.
Créez votre propre site internet avec Webador