Chapitre 5 - dix biais cognitifs de la doxa

  1. Canon. Je ne reviendrai pas trop longtemps sur l'idée que s'est faite la majorité des exégètes sur le canon des écritures, qui serait une construction a posteriori de la Grande Eglise pour répondre à un besoin d'orthodoxie. Je pense exactement le contraire : le canon des écrits reçus dans les Eglises produit l'orthodoxie, pas le contraire. J'ai montré que l'idée même de coucher par écrit l'évangile de Jésus-Christ obéissait très vraisemblablement à un besoin d'écrits canoniques qui serve de tuteur à l'instruction et au culte des fidèles par voie de tradition des Eglises naissantes et leur évite de divaguer dans des doctrines faussement chrétiennes. Comme on le constate dans un extrait de Papias que j’aborderai plus loin à propos de l’apôtre Jean, les écrits canoniques, destinés à valider la tradition des Églises, ont été mis en concurrence, dès les années 70-80 avec des écrits apocryphes qui les pastichaient et c’est alors la tradition, le témoignage oral des apôtres et de leurs successeurs, qui a servi de critère de canonicité. Il y eut retournement : l'écrit authentifiait la tradition, et, à un moment, la tradition a authentifié l'écrit. La tradition n'a pas créé le canon. On peut toujours contester cette position, dont je n'ai pas la preuve. Mais sa vraisemblance est grande, bien supérieure à celle d'une invention du canon des Ecritures qui se serait constitué par sélection tardive des livres en circulation selon des critères historiques d'authenticité. Tous les évangiles ont répondu à un besoin normatif, en réaction contre les déviances théologiques qui menaçaient les communautés. Les évangiles apocryphes sont à la base des pastiches d'oeuvres canoniques, dont certains étaient destinés à les concurrencer. Ceci plaiderait d'ailleurs pour une rédaction sur un temps assez resserré des évangiles canoniques, avant la prolifération de pastiches. Tout porte à croire que l'Evangile de Thomas est apparu au plus tard dans les années 80 et de récentes découvertes archéologiques en Egypte attestent qu'à la fin du 1er siècle il était cité avec les synoptiques dans des compendiums doctrinaux.
  2. Hypercritique. Tout écrit est expression singulière d'un auteur, d'un point de vue particulier et doit être interprété. Les auteurs des évangiles ne font pas exception à la règle : la Parole de Dieu passe par leurs mots, leur sensibilité, leur point de vue, leurs codes littéraires, leur condition sociale et religieuse. Ceci est admis par tous les exégètes, catholiques ou protestants, et je le tiens, à la suite du Concile Vatican II, pour essentiel à l'intelligence des écritures. Donc une critique textuelle qui consiste à bien établir le texte, à bien comprendre son code littéraire, à le situer autant que possible dans son contexte et à l'interpréter pour ce qu'il est est indispensable. Cet exercice critique s'applique très bien aux évangiles et il pimente la question synoptique. Lorsque la critique textuelle se fait historique, c'est pour s'approcher de la vérité historique dont le texte est porteur et dégager les faits de la présentation qui en est faite, quand c'est possible, les ramener à juste proportion dans leur contexte, à montrer les biais de l'auteur, car il y en a toujours, qui l'empêchent de regarder les faits d'un autre point de vue, donc des erreurs de paralaxe ou d'interprétation, ou des oublis ou des simplifications ; et ce n'est qu'ensuite que l'on peut se demander si l'erreur ou l'oubli est intentionnel. Or le premier et le plus grave a priori des exégètes officiels, c'est de poser d'entrée de jeu que les auteurs des évangiles ont menti quand cela les arrangeait pour faire passer un message. Les témoins partiels et même partiaux - ils le sont toujours - deviennent des témoins douteux qui mentent de temps en temps, ou défendent une illusion collective pour les besoins de leur cause. Cette lecture que l'on peut qualifier d'hypercritique part du principe que les évangiles sont le produits d'une idéologie chrétienne qui aurait besoin de tricher occasionnellement avec la réalité dont ils prétendent témoigner et entreprendrait d'ériger la statue du commandeur Jésus Christ. Le doute méthodique fait place au soupçon permanent de faux témoignage. En opposant le Jésus de l'Histoire et le Christ de la Foi, on applique aux évangiles un traitement historique qu'on ne s'autorise pour aucun texte profane ! Distingue-t-on chez Tacite le Néron de l'Histoire et le Néron de la légende noire ? Tacite noircit Néron, mais n'invente pas un empereur ignoble. Il choisit ce qui sert son historiographie. Les évangiles n'inventent pas plus le Christ de la foi : ils témoignent de Jésus.
    1. L'exemple le plus typique de cet hypercritisme concerne les deux évangiles incontestablement légendaires de l'enfance de Matthieu et de Luc. Ils ne s'accordent pas bien, ils sont merveilleux, ils prétendent qu'une vierge a enfanté de Jésus, ils font naître Jésus à Bethléem, la ville où, comme par hasard, doit naître le Messie, ils racontent des épisodes étonnants. On pourrait prendre le problème à l'endroit et regarder comment des légendes midrashiques auraient pu se constuire, avec ses codes particuliers, à partir d'un noyau factuel plus ou moins difficile à cerner.  Or que font la plupart des exégètes ? Ils traitent la légende comme fabuleuse. A priori on déclarera donc que les évangiles créent ou reproduisent des fictions chrétiennes à coloration biblique. Ils mentent. Peut-être mentent-ils joliment, peut-être mentent-ils "vrai" selon l'expression d'Aragon, peut-être mentent-ils pour la bonne cause, comme on a appris à le faire au service des idéologies, mais ils mentent. Ils fabriquent du mythe, car le mythe est, dans son sens premier, une fable. Ainsi Jésus n'est pas né à Bethléem, il n'est pas né d'une vierge, les "mages venus d'Orient" sont des Pères Noëls, la fuite en Egypte est un conte biblique.
    2. Si donc les évangiles mentent - un peu ou beaucoup, peu importe - et font passer cela pour un témoignage, quelle est l'intention secrète de ce mensonge ? De quelle idéologie chrétienne se font-ils propagandiste ? La vierge mère deviendrait ainsi une fiction tardive qui faciliterait le passage à une croyance en un Dieu incarné, elle aussi tardive. Le parti pris n'est plus celui du doute critique devant un récit légendaire, mais du soupçon devant une reconstruction fabuleuse à caractère mythique. Les évangiles cessent d'être paroles d'Evangile s'ils font place au récit fabuleux. Il est parfois répondu que, pas du tout, la vérité de l'évangile n'est pas l'exactitude historique et qu'il faut bien tolérer que les évangélistes s'accordent quelques licences pour raconter une histoire pleine de sens. Que les évangiles ne soient pas toujours d'une exactitude historique méticuleuse, c'est une évidence : ce n'est tout simplement pas leur propos d'offrir une biographie fidèle. Qu'ils soient tissés de mensonge historiques alors que l'histoire racontée est celle du salut en Jésus Christ, cela me gêne beaucoup. Cela induit l'idée que la vérité de l'Evangile passe par une tricherie historique. Quand la vérité du christianisme est détachée de la réalité humaine et devient affaire de théories, d'idées et de symbole, on n'est pas rationnel, on est gnostique.
    3. C'est évidemment ruineux pour la foi, et l'on s'étonne que cette approche soit venue des protestants, tenants du "sola scriptura". On s'étonne aussi que tant de prédicateurs un peu frottés à l'exégèse moderne se soient convaincus que leur mission auprès de leurs fidèles était de leur cacher que le Père Noël n'existait pas. Mais c'est aussi ruineux pour la critique historique. Critiquer, c'est juger de la vérité d'un témoignage. On ne peut pas condamner un suspect sans avoir examiné de près son témoignage et sans le présumer innocent. L'hypercritique est à la critique ce que le soupçon est au doute, le mensonge à l'erreur ou le procès d'intention au procès. Elle est ouvertement à charge. Elle pose comme préalable au jugement que tout témoin qui professe de sa foi, de sa bonne foi, glisse dans son témoignage de la mauvaise foi. La lecture que font des écritures les exégètes hypercritiques est biaisée. Elle prend des lanternes pour des vessies. Et elle le fait pour les besoins de constructions intellectuelles reposant sur de pures hypothèses, assez souvent gratuites.
  3. Sophistication. L'exégèse contemporaine n'a pas fait cas du rasoir d'Ockham. Ce principe de méthode, énoncé par le théologien et philosophe anglais, consiste à aller au plus simple dans l'explication d'un phénomène. L'explication du fait synoptique passe chez beaucoup d'exégètes par des schémas d'une extrême sophistication, qui font de la généalogie des évangiles un vrai casse-tête. Ils préfèrent invalider le prologue de Luc et les témoignages des pères de l'Eglise sur l'origine de l'évangile de Matthieu pour que l'échaffaudage exégétique reste debout : celui d'une construction théologique très progressive de moins en moins en prise avec l'histoire réelle de Jésus de Nazareth. Mais là où l'on peut faire simple, en partant des témoignages les plus anciens sur la date des évangiles et en les versant au dossier, on préfère faire compliqué. On réinterprète ces témoignages comme des artifices et l'on échaffaude des théories fumeuses au lieu de se laisser guider par eux vers une solution au problème. 
  4. Tradition créatrice. La tradition dont s'inspirerait tel ou tel évangéliste fonctionnerait, selon beaucoup, comme le téléphone arabe : une phrase est énoncée et, de bouche en bouche, elle se transforme et, en fin de chaîne, c'est une autre phrase qui ressort. On a ainsi expliqué par la "théorie des cantilènes" la naissance des chansons de gestes médiévales : un fait devenait légendaire, et la légende devenait épique, et l'épopée devenait fabuleuse. Quoique cette théorie encore très romantique ait été abandonnée depuis longtemps, elle s'est maintenuedans le subconscient En l'occurrence, un évangile aurait été proclamé, et il aurait été répété et transformé au gré des circonstances et des besoins des croyants. La tradition est ainsi déformante et créatrice. Le génie du peuple chrétien en marche vers la construction de son mythe est enfant de l'idéalisme allemand. Il a la vie dure. Le positivisme français de Renan est allé dans le même sens : la Vie de Jésus est une tentative de retrouver la phrase originelle, en langage clair et accessible pour tous, du téléphone arabe. Outre que ce n'est pas ainsi que se transmettait le savoir rabbinique (ni druidique, ni même dans les écoles attiques de philosophie au demeurant), lequel exigeait une grande fidélité à l'enseignement du maître, c'est oublier un peu vite ce qu'est la tradition pour les Eglises. Elle n'est pas un processus de fabrication de légendes qui épouseront de mieux en mieux la sensibilité des fidèles. Elle est reprise et interprétation d'un enseignement reçu plus ou moins directement des apôtres en vue de la juste catéchèse des fidèles et de la sainteté du culte qu'ils rendent à Dieu. Elle est scrupuleusement fidèle par nature. La tradition n'est pas créatrice, elle est reproductive et transmissive. Elle est réappropriation de génération en génération d'une doctrine, en l'occurrence une doctrine reçue des Apôtres, ce qui passe par une reformulation et une réinterprétation, pas par une altération. La tradition est transmission orale d'un enseignement oral. Elle ne fonctionne pas comme le téléphone arabe en déformant la parole originelle. Elle la sanctuarise au contraire et, comme dans les parchemins talmudiques, glose autour de cette parole et même au sein de cette parole, comme chez Jean. La fidélité de la tradition peut être viciée comme la vie des communautés, et la tradition peut se corrompre, devenir approximative, être adaptée aux convenances d'un chef ou d'un groupe. C'est alors que le téléphone arabe se met en marche, que le message se corrompt et que la communauté fabrique ses propres textes saints, ses mythes et ses légendes, mais le flux de la tradition, de l'apprentissage par coeur, lui, s'assèche, la tradition dépérit. Là où certains voient la tradition créatrice une croissance de la religion au détriment de l'histoire, j'y vois au contraire son étiolement. Un professeur qui n'est pas fidèle au cours qu'il a prévu et préparé à partir de l'enseignement de ses propres maîtres et improvise sa séance dispense un mauvais cours. Il sera peut-être amusant, séduisant, récréatif, mais le contenu risque fort d'être d'une pertinence douteuse. La tradition agit bien comme un enseignant qui transmet et développe ce qu'il a appris d'important, et non comme un poète inventant de belles histoires. Au terme d'un processus d'invention créative, la tradition ne crée pas une nouvelle religion : elle meurt dans les fantasmes et la religion avec elle. Peut-être, dira-t-on, peut-elle être reproductive d'une doctrine, mais, pour ce qui concerne la vie de son initiateur, la tradition ne peut rapporter que des légendes reçues, pas un enseignement. Or la légende est plastique et s'adapte au goût des conteurs. Ce n'est pas faux, et on ne comprend sans doute pas le dessein de l'évangéliste Marc hors de ce contexte de proliférations de légendes sur la vie de Jésus fabriquées par l'imagination de certains prédicateurs, comme on le verra. Mais, dans la mesure où, comme dans l'Ancien Testament, Dieu Se révèle dans une histoire et que l'histoire de Jésus est, pour les croyants, accomplissement de la promesse du salut, le processus de divagation légendaire a été fortement limité et la légende midrashique chrétienne - je reviens plus loin sur cette notion de légende - a acquis à peu près le même caractère sacré et intangible que la doctrine évangélique. Le grand historien du Nouveau Testament R. BULTMANN avait énoncé ce principe, auquel encore aujourd'hui beaucoup d'érudit souscrivent encore : du Jésus de l'Histoire, nous ne saurons sans doute jamais rien de sûr, sinon sa mort sur la croix, car tous ses dires et ses actes nous sont parvenus au travers du prisme déformant de traditions qui les ont réinterprétées. Mais pour les réinterpréter, encore fallait-il qu'elles les eussent interprétées ! La tradition interprète. Elle le fait en continu ; elle ne réinterprète et ne reformule que ce qu'elle a déjà interprété et formulé.
  5. Hypothèses tenue pour certaines. L'exégèse historico-critique a fait le tri, dans les évangiles, entre les témoignages de paroles ou d'actions de Jésus dont l'authenticité étaient difficiles à remettre en cause, et ceux dont l'attribution à Jésus était peu vraisemblable. Je fais remarquer qu'en toute rigueur l'exégète historico-critique ne peut avancer aucune certitude historique puisque les éléments extérieurs aux écrits néotestamentaires qui pourraient vérifier les hypothèses sont très ténues : il pointe des vraisemblances et des invraisemblances. Trop souvent on est passé de façon péremptoire de la vraisemblance à la certitude : "c'est sûr, cela s'est passé ainsi" ou "c'est certain que cela ne s'est pas passé ainsi, et même que cela ne s'est pas passé du tout." . Je n'ai rien contre cette démarche d'historien rationnel, au contraire, tant qu'elle fait cette distinction entre le probable et le certain, lequel ne peut être acquis que par preuve. Et de preuve de la véracité historique des actes et des paroles de Jésus on n'en aura sans doute jamais, juste des indices. Si l'on en reste à la vraisemblance historique, son seul critère est la cohérence interprétative par rapport aux sources documentaires disponibles et par rapport à ce que l'on sait du contexte et certainement pas le sentiment intime de l'historien.
  6. Historicité uniforme. Les exégètes historiens se sont beaucoup enquis de la question de l'historicité des textes, ce qui est normal. Mais ils ont négligé que cette recherche d'historicité était à rapporter au projet rédactionnel des auteurs évangéliques. Or, si tous se rapportent à l'histoire de Jésus, ce n'est pas du tout de la même façon. Ils n'ont pas le même rapport à l'histoire. Autrement dit, ce n'est pas "l'authenticité" historique d'un texte qu'il faut examiner d'abord, mais sa canonicité : qu'est-ce qui a fait que tel écrit a fait autorité dans les Eglises et n'a pas été expurgé lors de sa réception ou de ses passages les moins faciles à accepter ou à rendre compatible avec un autre évangile ? Impossible de répondre si l'on ne prend pas la peine de comprendre de quel aspect de la personne de Jésus un évangéliste a voulu porter un témoignage autorisé. 
  7. Positivisme naïf. Les exégètes opposent souvent, comme les historiens, la réalité historique, dont ils seraient les interprètes, et les représentations historiques que l'imaginaire fabriquent. Inutile de dire que la réalité étant objective, la vérité est à chercher de ce côté. Donc les historiens, exégètes ou non, sont enclins à comprendre les récits comme témoin voire générateurs de légendes, grevées d'inexactitudes amplifiées par la tradition, au point de devenir mythique. En somme le point de vue de l'historien serait parfaitement objectif sur le passé et pourrait en dire la vérité. Un peu de phénoménologie de l'histoire ramènerait ses professionnels à plus de modestie et à en rabattre sur la notion d'authenticité prise comme critère d'historicité. La recherche d'authenticité prétend ne garder comme historiquement vrais que les "ipsissima verba" ou les "ipsissima gesta", les paroles et les actions chimiquement pures de toute interprétation. C'est une lubie, elle est commune aux fondamentalistes et aux sceptiques, et elle est funeste lorsque la présomption d'inauthenticité aboutit à la relégation hors du champ de la vérité. Lorsqu'un meuble d'époque a été dénaturé par des rénovations hasardeuses, on en recherche l'authenticité, car elle en restaurera l'unité de style et la beauté originelle. Mais les évangiles n'ont pas remanié la vie et les paroles authentiques de Jésus pour satisfaire au goût des lecteurs un demi-siècle après. Le modèle d'un peintre n'est pas plus "authentique" que le portrait qu'il en donne. Au contraire : le portrait du pape Paul III par le Titien en dit beaucoup plus sur le personnage qu'une vision en naturel de quelques instants. Où est l'authenticité hors de l'oeuvre ? 
    1. D'abord la définition scolastique de la vérité, que la phénoménologie ne récusera pas, est l'adéquation du sujet et de l'objet. Dans la vérité, l'objectivité n'est pas le contraire de la subjectivité, pas plus que la chose en soi n'est à opposer à sa représentation mentale, mais ils sont corollaires. Lorsque la subjectivité s'affranchit de son rapport à la réalité, elle s'évade dans l'imaginaire. Mais toute représentation n'est pas fiction, et aucune réalité n'apparaît à la conscience qui ne soit représentation imagée et conceptuelle. Tout historien accède au passé, tout exégète accède au texte sacré, en se les représentant. Comment se les représentent-ils ? Par un processus interprétatif qui mobilise et coordonne toutes les informations parcellaires, les "microreprésentations" qui leur viennent, du passé pour l'historien, des textes sacrés pour les exégètes, des deux pour les exégètes historiens. La vérité en histoire comme en exégèse est par nature interprétation. Il faut beaucoup de naïveté pour penser que l'interprétation subjective fait écran à la réalité objective et que la réalité vue au travers d'un écran transparent est plus réelle qu'au travers d'un écran coloré. Il n'est pas de vérité en histoire ou en exégèse qui ne résulte d'une interprétation subjective de la réalité objective. Nos modernes ont tendance à démasquer les réinterprétations par la tradition sans considérer qu’on ne réinterprète qu’après avoir interprété.
    2. La faille d'une certaine exégèse historico-critique consiste en ceci : elle tient l'interprétation historique des textes sacrés pour plus factuelle, donc plus objective, donc plus vraie, qu'une interprétation traditionnelle, réputée déformante, partiale et percluse de représentations irréelles. Que l'historien, avec ses méthodes propres, soit convoqué pour regarder le texte sacré sous un angle historique et apporter à l'exégète des éléments qui lui permettent de mieux interpréter les écritures dans leur contexte et de mieux décoder le texte lui-même comme document, c'est non seulement légitime, mais c'est un apport des plus précieux à l'intelligence des textes. Là où le bât blesse, c'est lorsque l'historien prétend que son interprétation donne la clé de compréhension du texte, que la vérité historique qu'il recherche donne la vérité objective du texte, que la représentation historique qu'il aura du texte et du contexte se substituera à la représentation trop subjective, trop imaginative, trop peu réaliste des croyants qui, de génération en génération, ont reçu ces textes comme parole de Dieu. Poser comme principe que l'objectivité est du côté de l'histoire et la subjectivité du côté de la religion, c'est croire naïvement, en positiviste, que la vérité d'un texte ne serait accessible qu'aux savants et que leur interprétation serait la seule vraie parce qu'elle donnerait accès à la réalité telle qu'elle était. C'est oublier un peu vite que l'historien ne saurait être un interprète neutre, sans personnalité et sans subjectivité des faits passés et que, de leur côté, les croyants n'ont jamais cessé d'interroger dans les écritures quelle était la réalité bien concrète et bien objective par lesquels les mystères qu'ils recevaient dans la foi avaient été révélés. Il a résulté de ce positivisme sous-jacent, très présent dans la tradition exégétique française et américaine, des reconstitutions péremptoires des temps apostoliques, où l'esprit de système l'emportait sur la prudence historique. Quand on ne saisit pas la réalité historique dont un texte témoigne, il n'y a pas de honte à le reconnaître ; en inventer une pour boucher les trous de son ignorance, c'est beaucoup moins honorable. La fabrication de toutes pièces de légendes est beaucoup plus du côté des historiens que des Pères de l'Eglise !
  8. Légendes tardives et fictives. Les exégètes contemporains ont mis en évidence le caractère légendaire de certains textes évangéliques, et ils avaient raison. Mais, le plus souvent, ils traitaient la légende comme une affabulation tardive à partir d'un événement, qui d'ailleurs pouvait lui-même être inventé. Mais qu'est-ce qu'une légende ? C'est la représentation d'un événement sous une forme imagée qui en révèle le sens et oriente l’interprétation qu'on entend lui donner. La légende peut apparaître en cours de tradition, pour lui donner force expressive. Elle peut être d'origine et, de ce point de vue, "authentique" ; le Sacre de David est un tableau légendaire peint dans l'année qui a suivi l'événement. Une légende est une présentation de l'histoire selon un code d'exposition particulier qui transforme le fait pour en guider l'interprétation. La "legenda" est ce qu'il faut lire d'une histoire, ce qu'il faut en comprendre. Ainsi la Bataille de Pharsale est présentée de façon légendaire par le poète Lucain un siècle après les événements. Est-elle fausse ? Pas du tout ! Parfois, comme dans l'Iliade ou la Chanson de Roland, la légende est détachée de l'histoire et  fournit la matière à une fable poétique qui la remodèle, mais ce n'est pas le destin de toute légende. Prenons des exemples chez les peintes. Une image d'Epinal, la reddition de Breda de Velasquez, une annonciation de Fra Angelico, le passage du Rhin par Louis XIV, le sacre de Napoléon de David sont des légendes sur toile. Sont-elles fausses parce qu'imagées ? Sont-elles fausses parce qu'elles donnent le code d'interprétation du fait représenté ? Sont-elles fausses parce qu'elles ne donnent pas toute la réalité vécue par les acteurs de l'événement, mais seulement la réalité interprétée ? Elles ne sont pas moins vraies que ne le seraient des photographies plates, sans art et sans sens, de la réalité des événements. C'est d'ailleurs le propre d'un grand photographe que de prendre sur le vif une scène dont le sens apparaîtra instantanément et l'inscrira dans une légende. La légende n'est pas l'opposée de l'histoire "vraie", elle projette sur l'événement qu'elle évoque sa signification. Le contraire du légendaire n'est pas le réel, ni le vrai, mais le factuel. Qui croira jamais que le sacre de Napoléon de David est une photographie fidèle ? La mère de l'empereur n'y était même pas ! Et pourtant, dans l'imaginaire collectif, le sacre selon David est plus vrai qu'une photographie : il restitue et l'évènement et l'interprétation idéologique que David voulait lui donner. Elle est "plus vraie que nature". L'historien ne doit surtout pas traiter une légende comme une affabulation historique ou un emballement de l'imaginaire, comme nous avons tendance à le faire, en héritier d'un positivisme trop naïf et arrogant mais il doit la traiter avec respect comme un archéologue exhumant un artefact. Toute histoire est d'abord légende parce que toute histoire est interprétation cohérente d'une réalité. L'historien examinera une légende, non pour la détruire, mais pour montrer une réalité plus complexe que la légende a simplifiée dans son interprétation, pour ouvrir à d'autres réalités donc à d'autres représentations, qui corrigeront, nuanceront ou enrichiront la lecture traditionnelle. La réalité historique n'est pas plus vraie que la réalité légendaire, elle est plus complexe et met en défaut des interprétations légendaires simplifcatrices ou carrément inexactes. Et quand un auteur couche une histoire par écrit, ce n'est pas pour couper court à la légende, mais pour la redessiner avec des faits nouveaux. Un couturier n'arrête pas la mode : il la reprend ou il la lance. L'écrivain d'une histoire agit de même. Il est toujours tributaire d'une légende qui rapporte en même temps des faits et les interprète. Les évangélistes et leurs commentateurs patristiques ont repris la légende apostolique et il a fallu attendre 18 siècles pour qu'il fût tenté de lancer une légende chrétienne alternative, hors tradition apostolique, ce qui paraissait une gageure, faute de véritables documents alternatifs aux documents canoniques et patristiques sur les origines chrétiennes. Mais les exégètes historico-critiques ne doivent pas se leurrer sur leurs travaux : ils ne se sont pas débarrassés des légendes, ils en ont créé de toutes pièces. On mesure ainsi l'importance des découvertes archéologiques survenues depuis lors, notamment à Qumran, qui ont enrichi considérablement la compréhension du contexte de la Palestine du temps de Jésus, ainsi que la mise en parallèle des enseignements du Talmud et des évangiles. Ces changements de paradigmes interprétatifs, de représentations et d'illustrations de l'histoire, ces changements de légende donc, une discipline historique en a fait son objet : l'historiographie.
  9. Pseudépigraphie : comme le disait P. ROULLAND, l'exégèse de la fin du 20ème siècle s'est complue dans la mode des "pseudo", allant jusqu'à récuser l'authenticité - encore elle - de textes dont Paul se désigne comme le signataire (telle la deuxième aux Thessaloniciens). Ils ont fait passer le critère pseudo-historique d'authenticité devant le critère de canonicité. Je ne conteste pas que des écrits néotestamentaires puissent être pseudépigraphiques, mais je trouve un peu fort que l'on accepte sans gêne que le canon soit composé de nombreux faux en écriture. La pseudépigraphie est un procédé assez banal dans l'Antiquité par lequel un écrit est attribué à une personnalité qui n'en est pas l'auteur. Elle peut être imaginaire et symbolique : le Livre de la Sagesse est attribué à Salomon alors que l'auteur et ses lecteurs savent tous qu'il n'en est rien ; la personnalité de Salomon tient lieu d'allégorie de la Sagesse. La bibliothèque des écrits juifs intertestamentaires est remplie de ces écrits. Elle peut être tout simplement un écrit commandé par une autorité qui l'a plus ou moins inspiré et qui la revêt de sa signature : c'est incontestablement le cas des épîtres de Pierre, que le premier des Apôtres était sans doute incapable d'écrire dans une langue grecque aussi fluide. Marc, qui écrit son évangile auprès de lui, a été désigné parfois comme son secrétaire, ce qui est sans doute inapproprié, car son grec est beaucoup moins châtié que celui des épîtres de Pierre. Le prince des Apôtres s'en remettait à des secrétaires qui étaient des scribes experts et leur disait sans doute ses exhortations qu'il voulait voir exprimer dans ses lettres. L'encyclique Fides et Ratio est pseudépigraphique en ce sens : elle a été écrite par le Cardinal Ratzinger et Jean-Paul II l'a relue, l'a pleinement approuvée et l'a revêtue de son autorité. Dernier cas de figure, qui pourrait s'appliquer à la deuxième épître de Pierre (avec pas mal d'incertitude) et à l'épître de Jude (avec plus de certitude) : la lettre est attribuée à un apôtre pour signifier que l'on reprend sa doctrine telle qu'elle a été transmise au sein de son Eglise. On parlerait ainsi aujourd'hui  d'un "document du Saint-Siège" rédigé du vivant du signataire ou peu après sa mort. En aucun cas, on ne peut parler de faux en écritures, d'écrits inauthentiques inventés pour les besoins de la propagande et introduits frauduleusement dans le canon des Ecritures sur le tard. Je sais bien que tous les exégètes ne vont pas si loin dans l'iconoclasme, mais nombreux sont ceux qui traitent à la légère la canonicité de documents et s'en débarrassent quand ils ne cadrent pas avec leurs théories sur les origines chrétiennes. Il ne faut pas pousser la présomption de pseudépigraphie au-delà de ce qui est canoniquement recevable. Attribuer à des disciples lointains de Matthieu ou de Luc de larges passages qu'ils auraient ajoutés ou modifiés de leur propre chef au livre du maître, bien après sa mort, c'est tenir les évangiles pour partiellement pseudépigraphiques, mais en un sens qui en conteste l'apostolicité réelle et effective, donc la valeur canonique. Il est significatif que bon nombre d'exégètes se refusent à attribuer les évangiles à des auteurs, mais ne leur reconnaissent que des rédacteurs. Qui dit auteur apsotolique dit autorité apostolique. Ces termes ont été largement prohibés du vocabulaire historico-critique, mais par choix plus que par nécessité scientifique.
  10. Principe de bonne foi des textes canoniques. L'exégèse historico-critique a énoncé de nombreux critères de discernement d'authenticité des textes : argument d'embarras, argument d'attestation multiple,... Les textes sont présumés inauthentiques s'ils ne les remplissent pas. Je ne nie pas l'intérêt de passer par ce crible pour serrer au plus près la réalité historique dont témoignent les Ecritures. Mais cela ne peut aboutir qu'à des présomptions et surtout cela n'autorise pas à déclarer faux ce qui est présumé inauthentique. En revanche, il est un critère qui n'est pas pris en compte par ces experts : le principe de bonne foi. La partialité est présumée pour tout témoin, mais aussi sa bonne foi. A fortiori la bonne foi sera-t-elle posée a priori pour tout texte canonique, précisément parce qu'il est canonique, c'est-à-dire parce qu'il est normatif de la foi des croyants, sauf à considérer que la croyance de foi ne se reçoit pas mais se modèle selon l'inspiration du moment. C'est une conviction préalable qu'un non-croyant peut avoir, mais il doit reconnaître qu'il a une conception a priori de la foi et il doit savoir que, pour un croyant, il traite sa foi pour ce qu'elle n'est pas, à savoir une croyance meuble, élastique voire liquide comme les mythes. Mais cela ne l'autorise pas à refuser le crédit de la bonne foi aux auteurs des ouvrages qu'il étudie, et encore moins d'énoncer comme principe d'exégèse leur mauvaise foi.
    • Si les évangiles prétendent tous, avec des approches différentes, témoigner de la vie et de l'oeuvre de Jésus, on peut tout-à-fait considérer qu'en raison de la personnalité, du milieu et des codes littéraires de l'évangéliste, son regard soit fortement emprunt de sa subjectivité. Tout regard est objectif et subjectif en même temps. Il n'est nul besoin d'être phénoménologiste pour savoir que l'objectivité pure est une chimère. Aucun historien sérieux ne prétendra à l'objectivité comme s'il disait toute la réalité passée. Il choisit ses sujets, il ordonne les causes et les effets, il interprète l'histoire. En revanche il est tenu à l'honnêteté intellectuelle dans sa reconstitution du passé. Il n'écartera pas de fait qui contredirait son propos, ni ne falsifiera ses sources, ni sera incohérent, ni ne plaquera une grille idéologique préfabriquée. Donc que les évangiles puissent même se tromper dans leur témoignage, cela ne pose pas de problème. Ils sont paroles d'évangile, pas de détective. Par exemple le triple reniement de Pierre selon Marc et la triple déclaration d'innocence de Pilate selon Luc sont incompatibles avec ce qu'en dit Jean. Il y a bien un évangéliste qui se trompe très factuellement !
    • Mais le principe de bonne foi exclut le mensonge intentionnel des évangélistes. Ils ne peuvent pas abuser de la foi des chrétiens qui se réfèrent à leur canon en "vendant des salades". La fable est un genre littéraire par lequel de profondes vérités peuvent se dire. La Bible a ses fables, ses contes et ses romans, et les évangiles sont pleins de paraboles, elle n'est pas mensongère par nature. Le mensonge intervient quand on truffe un récit d'épisodes romanesques et la réalité de fictions. Par exemple, si les quatre évangélistes évoquent le miracle de la multiplication des pains, si Jean confirme le témoignage de Marc et de Matthieu qu'après ce miracle les disciples ont vu Jésus marcher sur les eaux, prétendre qu'il s'agit d'une jolie fable riche de symboles, c'est prendre les évangélistes pour des faussaires et les lanternes pour des vessies. Je n'ignore pas toute la difficulté de rendre compte rationnellement de ces épisodes, mais j'exclus le faux témoignage, a fortiori concordant, des évangélistes. Mieux vaut suspendre son jugement que de l'exercer sans certitude. On a bien le droit de se risquer à des hypothèses scientifiques pour expliquer que les témoins ont eu une vision si on le veut, mais on ne peut pas traiter les témoins de faussaires. Si l'on fait le tri dans les évangiles entre vrai et faux témoignages, on finit par dire n'importe quoi sur le christianisme : les évangiles ouvrages de propagande, la foi construction mythologique, l'Eglise maîtresse en sortilèges et en illusions.
    • Si les évangélistes d'inventent pas, en revanche, il arrive, plus souvent qu'on ne l'a vu traditionnellement, que les évangélistes ne disent pas tout ce qu'ils savent. Par respect des personnes ou pour éviter les controverses inutiles, comme on le verra, il arrive que les évangélistes s'imposent une grande discrétion sur certaines personnes ou certains événements et même réagencent tel ou tel épisode pour flouter les identités. L'exemple que je développe plus loin, et le plus manifeste, est celui de l'onction à Béthanie. Sans l'explication postérieure de Jean, jamais on n'aurait su que la pécheresse qui arrose la tête ou les pieds de Jésus de parfum est Marie, soeur d'un certain Lazare qu'il a ressuscité peu avant. Comme on le verra, ce silence est délibéré. Un certain nombre de personnages qui apparaissent dans les récits restent sans identité alors que l'évangéliste connaît le protagoniste : l'hémorrhoïse, le jeune homme riche, le compagnon de Cléophas sur la route d'Emmaüs, l'hôte de la dernière Cène et même, chez Jean, la femme adultère. Simon de Cyrène, père d'Alexandre et de Rufus, est cité, mais c'est finalement assez exceptionnel et sans doute est-ce parce qu'il est mort à ce moment.
    • Qu'on ne me dise pas qu'on pouvait mentir de bonne foi dans l'antiquité où l'on croyait volontiers à des fables, à des mythes. Ce n'est pas un argument : les mythes étaient des fables auxquels les païens croyaient comme ils croyaient aux idoles, en les pensant chargé de divin tout en sachant pertinemment qu'ils étaient produits de la poïesis humaine. Ils savaient très bien qu'ils y croyaient parce qu'ils voulaient y croire, parce qu'ils demandaient à y croire, parce qu’ils donnaient des clés d’interprétation de la condition humaine. La vérité d'un mythe tenait à sa puissance symbolique, pas du tout à son ancrage dans l'histoire. Les évangiles s'adressent à des croyants qui ne sont pas ou plus païen. Ils sont particulièrement avertis de la différence entre une fable mythique et une histoire sainte. "Ce n'est pas en effet en suivant des fables sophistiquées que nous vous avons initiés à la puissance et à la parousie de notre Seigneur, mais comme témoins oculaires de sa majesté." (2P 2,16)
    • Mais, dira-t-on, entre le témoignage outré et le pieux mensonge, il n'y a que l'épaisseur d'un papier à cigarette. L'évangile de Matthieu est riche en récits midrashiques où de toute évidence l'interprétation suggérée et le mode codé d'exposition transfigurent la réalité qui aurait pu s'observer en "vision naturelle". Sont-ils fictifs pour autant ? Reveonons à la peinture. La cathédrale de Rouen peinte par Monet représente vraiment la cathédrale de Rouen, elle n'est pas une représentation moins vraie de la cathédrale que la vision que j'en ai à la lumière naturelle sous le ciel pluvieux de Normandie. Un portrait de Jacqueline par Picasso représente vraiment Jacqueline Roque et la réalité visible du modèle paraît moins essentielle et mme moins réel que le portrait qui en résulte. "Ce n'est pas ressemblant" dira le peintre académique et, dans le cas de Jacqueline, heureusement qu'elle n'avait pas les formes que lui prête Picasso. Mais ressemblant à quoi ? au dessin du corps ? à ce qu'il représente pour le peintre ?  au caractère du modèle ? à son expression ? à la lumière qu'il me renvoie ? à son âme ? C'est exactement ce qui se passe dans les récits midrashiques de Matthieu. Il faut se demander à quoi il veut les faire ressembler : non pas à sa réalité observable, mais à sa signification prophétique. L'artiste a le droit, et même le devoir d'être visionnaire, l'auteur évangélique aussi. Là où commence la supercherie, c'est lorsqu'on fabrique un faux Picasso à partir d’un motif inventé de toutes pièces.
    • Mais, dira-t-on, une belle histoire biblique, ce n'est pas un faux, c'est une fiction allégorique de Matthieu, peu importe la réalité du modèle. C'est un joli motif dans le décor. Vraiment ? Matthieu me raconterait une histoire inventée de toute pièce qu'il voudrait me faire gober comme un épisode de la vie du Christ, donc c'est un faussaire. Non, pas vraiment, dira-t-on : ce n'est pas un faux, c'est un détail fictif ajouté à son évangile pour le rendre plus riche de sens. Vraiment ? Alors poursuivons. Imaginons  maintenant que Picasso ait peint sur l'épaule de Jacqueline un Mickey stylisé à sa manière. Comment l'interpréter ? Ou il a fait de l'humour sur lui-même pour qu'on ne le prenne pas au sérieux, ou il souligne par ce motif incongru un attribut de son modèle, par exemple son amour de Walt Disney, ou il a choisi de saccager son tableau. Je raisonne ainsi avec certains récits imagés de Matthieu : ou il a fait de l'humour, ou il a saccagé son art et son évangile en le maculant de fables à ne surtout pas prendre au premier degré, ou il a ajouté un motif à son sujet principal, mais sans le trahir, en associant deux réalités qui, une fois rapprochées, font sens, comme dans un pesher rabbinique. Où veux-je en venir ? Que les légendes midrashiques de Matthieu s'inscrivent dans un témoignage et disent bien une histoire réelle. Il s'est bien passé quelque chose à l'origine des scènes midrashiques et légendaires de Matthieu : une visite incongrue d'étrangers à Bethléem dans la maison qu'occupaient le père et la mère de Jésus, une migration temporaire de la famille en Egypte, une attitude bravache de Pierre tranchant avec la frousse des autres à la vue d'un spectre marchant sur l'eau, une désapprobation en coulisse de la femme de Pilate de la condamnation de Jésus, une confusion de la police du Temple au matin de Pâques... Ou alors Matthieu donne par moment dans le roman historique et il veut "mentir vrai" pour la cause de l'Evangile, il veut abuser de ma crédulité. La ficelle serait un peu grosse. Entre un témoignage stylisé et un faux témoignage il y a beaucoup plus que l'épaisseur d'un papier de cigarette.

Ces biais cognitifs de l'exégèse historico-critique ont été énoncés et reconnus par ses tenants eux-mêmes. Le Jesus Seminar est un groupe d'exégètes anglo-saxons fondé par Robert FUNK et John Dominic CROSSAN en 1985 pour défendre l'idée d'une recherche historique sur Jésus débarrassé de toutes les couches d'interprétations chrétiennes qui l'auraient transformé en objet théologique et en personnage de légende. Il a énoncé sa charte scientifique : les "Sept Piliers de la Sagesse Scientifique". Excusez du peu ! Quels sont ces piliers ? On les trouve sur la page Wikipedia qui est consacré au Jesus Seminar :

  1. Distinguer entre le Jésus historique et ce que les évangiles racontent à son sujet. Hermann Samuel Reimarus a commencé la  quête du Jésus historiqueet David Frederic Straussl'a établie dans le cadre de la critique biblique avec son livreLife of Jesus Critically Examined(1835).
  2. Distinguer entre les évangiles synoptiques (Marc, Matthieu et Luc) et l'évangile selon Jean. Depuis les années 1800, les biblistes font cette distinction en considérant généralement les synoptiques comme plus historiques et Jean comme plus spirituel.
  3. Identifier Marc comme le premier évangile. En 1900, la plupart des spécialistes estimaient déjà que Marc avait servi de source pour Matthieu et Luc.
  4. Identifier l'hypothétique Source Q. En 1900, les biblistes supposaient déjà l'existence de ce recueil perdu de logia de Jésus, source du matériel trouvé dans Matthieu et Luc, et non pas dans Marc.
  5. Questionner le Jésus eschatologique (apocalyptique). En 1906, Albert Schweitzer a dépeint Jésus comme un prophète apocalyptique raté, et cette analyse a pratiquement mis fin à la quête du Jésus historique. Dans les années 1970 et 1980, cependant, plusieurs spécialistes ont identifié l'imagerie apocalyptique des évangiles comme provenant de Jean le Baptiste et non pas de Jésus.
  6. Distinguer entre les cultures orales et écrites. Comme Jésus a vécu et prêché dans une culture orale, il faut s'attendre à des phrases et à des discours brefs, faciles à mémoriser, plus susceptibles d'être authentiques (lectio brevior potior).
  7. Inverser la charge de la preuve. À son époque, Strauss devait étayer par des preuves sa remise en question de l'historicité des évangiles parce que son public les croyait historiques. Aujourd'hui, l'hypothèse de départ est presque contraire : les évangiles sont perçus comme enjolivés, et il faut donc des preuves pour supposer que l'ensemble de leur contenu est historique.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette "sagesse scientifique" reposant sur le mos majorum : prévalence historique des synoptiques, reconnaissance de "l'hypothétique Source Q", confusion de l'eschatologie et de l'apocalyptique, coefficient d'authenticité supérieur des discours brefs, inversion de la charge de la preuve appliquée aux seuls textes canoniques. Mais il y a encore plus à dire sur les présupposés épistémologiques de cette charte, qui sont proprement confondants. Tous les exégètes historico-critiques ne se sont pas rangés dans cette école et en ont atténué la radicalité, en admettant par exemple qu'on ne pouvait pas traiter comme fictifs a priori tous les récits de miracles, ni faire de Jean le moins fiable des évangélistes pour l'historien. Mais ces modérés sont restés dans ce sillage hypercritique et néo-positiviste qui leur interdit de regarder les évangiles comme des témoignages de bonne foi sur Jésus et sur leur propre démarche d'attestataires de sa personne, de sa vie et de son oeuvre. Ainsi toute l'exégèse historico-critique est redevable au Jesus Seminar d'avoir synthétisé ses postulats. Elle lui est redevable d'avoir consacré ses idées reçues et de l'avoir équipée de son harnais scientifique. Oeillères comprises.