Chapitre 3 - la fonction canonique des évangiles
Tradition orale et texte canonique
Ce schéma d'une rédaction étalée dans le temps et résultant d'une lente stratification du dépôt des évangiles se heurte d'abord à un problème : quelles furent les modalités de transmission de la foi dans les Eglises ?
On suppose que les premiers chrétiens n’auraient pas eu besoin de disposer assez rapidement d’une documentation écrite, fixée et sûre sur la vie et les enseignements de Jésus et que le processus rédactionnel ne répondait pas à une urgence pour les premières communautés chrétiennes. La question de la datation des évangiles, en elle-même assez secondaire au regard de leur historicité, en cache une autre qui peut remettre en question certaines idées reçues : les premières communautés ont-elles recherché des informations fiables et vérifiées sur Jésus ou ont-elles pris le temps de sécréter de pieuses sentences et de pieux récits à partir du maigre support fourni par les traditions d’origine apostolique de telle ou telle communauté ? Les véritables paroles et les véritables actions du Sauveur n’étaient-elles pas objets de la plus vive attention dès le début de la prédication apostolique ? C’est le cas pour les chrétiens d’aujourd’hui, a fortiori aux premiers temps de l’Eglise. Le prologue de Luc indique bien ce besoin de faire reposer la foi sur des informations sûres. Paul de son côté fait bien la différence entre la doctrine qui vient de Jésus, par la tradition, et la doctrine qu'il en tire. Le souci d’authenticité n’est pas d’aujourd’hui. Pourtant le besoin interprétatif des exégètes contemporains de reporter la fin du siècle la date de rédaction des évangiles aboutit au constat inverse : les premiers disciples du Christ n’auraient eu aucun souci du « vrai » Jésus et auraient inventé une orthodoxie et un canon d’écritures pour les besoins d’une Église qui se découvrait appelée à tenir dans la durée.
- Tel qu’il est décrit par l'exégèse historique, ce processus paraît long pour aboutir à un résultat crédible pour des croyants. Le souci majeur des chrétiens était de rester au plus près de l’héritage de Jésus, Parousie prochaine ou pas. Il est parfaitement exact que tant ses actes que son enseignement étaient transmis par une tradition qui trouvait sa source dans la prédication des apôtres, mais une tradition scrupuleuse qui était celle des yeshivot de l’époque, où l’on faisait répéter les disciples les paroles exactes du rabbi que l’on retenait ensuite par des moyens mnémotechniques qui ont bien été mis en valeur. Les enseignements de Jésus se sont transmis ainsi au travers d'une catéchèse exigeante, du moins dans le judaïsme palestinien. Il était certainement difficile de tenir la même exigence d'exactitude rabbinique dans des communautés où les goyim étaient nombreux et l'on s'en rend bien compte au travers des lettres de Paul, mais la catéchèse ramenait à ce qu'avait vraiment dit et fait Jésus selon la tradition des apôtres. Cela peut expliquer que cette tradition se soit ramifiée en traditions, en écoles et en légendes différentes, telle l’évolution des espèces vivantes sur l’échelle géologique du temps. Une légende, précisons-le d'emblée, est une interprétation imagée d'un événement réel et non une fable. On a trop souvent identifié création fabuleuse et tradition, mythe et légende, prophétie et symbole. Cela explique aussi que la Tradition, dans l’Eglise, ait continué de faire autorité pour définir le dogme et interpréter les Ecritures, canoniques ou non, qui en étaient la consolidation partielle. Les Pères de l’Eglise ne pensaient pas autrement et liaient très fortement écriture et tradition, la source étant la même, celle de l’enseignement des apôtres.
- Mais une tradition scrupuleuse appelle d’être solidifiée assez rapidement par des écrits qui seront comme des blocs de granit d’une tradition orale qui se poursuit. Plus la mémoire est scrupuleuse, plus elle appelle l’écriture. L’écriture n’est pas un pur produit de la tradition orale, comme sa concrétion mémorielle. Elle transcende la tradition, l’authentifie et la fait accéder à d’immémorial. C'est le sens d'un canon scripturaire : c'est un texte normatif d´une doctrine transmise par oral. Cela vaut pour les évangiles comme pour l’Iliade, comme pour tous les codes juridiques antiques : l'écrit est une pierre de touche qui authentifie la valeur de la tradition, mais ne l'abolit pas. On a tendance à croire, dans notre civilisation de l'image et de l'écrit, que l'on craignait une érosion de la mémoire et un emballement de l'imaginaire et qu'il fallait au bout d'une période d'effacement des souvenirs y remédier par des manuels ou des memoranda. Il ne s'agit absolument pas de cela. On ne grave pas dans le marbre un pense-bête. L’aide-mémoire est un pur produit d’une civilisation de l’écrit. La mémoire des anciens n’avait pas besoin d’être aidée, mais d’être corrigée. Le passage à l’écrit est un acte grave, solennel, coûteux aussi. Il naît, et rapidement, de la crainte d’une corruption de la doctrine reçue de la tradition par des traditions hétérodoxes concurrentes soutenues par des "faux prophètes" et des "faux docteurs". On en a un indice dans un écrit fort ancien, qui n'est pas canonique. La Didachè, qui date de la seconde moitié du 1er siècle, est un abrégé de la foi et de la morale chrétienne, pour le coup une sorte de manuel catéchétique. Elle est remplie de citations de l’évangile de Matthieu et de références eschatologiques reprises aux premières épîtres de Paul. On peut penser que son auteur se référait à une tradition orale venant de Matthieu, mais les citations sont fidèles au mot près au texte que nous connaissons, alors que le public n'est ni palestinien, ni syrien, ni juif. Si les évangélistes avaient mis plus de cinquante ans depuis la mort de Jésus pour donner aux nouvelles générations de chrétiens le nécessaire de leur foi, on ne peut pas dire qu’ils auraient pris l’enseignement transmis par les apôtres bien au sérieux. Cette tâche était d’autant plus nécessaire que les « faux prophètes » et les « séducteurs » sont présentés, dans les Actes sporadiquement, régulièrement dans les épîtres et dans les évangiles eux-mêmes comme des individus très dangereux dont ’il faut se défendre. On ne peut se défendre qu’avec l’arme de textes sûrs, sanctionnés par une autorité apostolique, reçus dans les Églises à la lettre près. Il est vrai que les épîtres les plus alarmantes sur le sujet sont tenues pour pseudépigraphiques par la majorité des exégètes, et souvent postérieures à la mort de leur auteur déclaré. Je ne le crois pas, et j'y reviendrai, mais admettons provisoirement. Il reste que le risque était manifestement perçu du vivant des apôtres, comme en atteste l’épisode des magiciens Simon de Samarie ou Bar Jésus de Paphos dans les Actes ou 2 Corinthiens 2,17. Les enseignements de Jésus pouvaient être travestis par des « faux docteurs » et plus encore la légende de sa vie contaminée par des fictions ésotériques. L’évangile de Matthieu visait d’abord à homologuer les vrais enseignements du Christ et l’évangile de Marc de rappeler ce que fut réellement sa vie publique.
Le critère d'apostolicité
Les vrais enseignements sont ceux des apôtres et c’est de l’Evangile des apôtres que les écrits canoniques attestent. Paul est constamment obligé de rappeler qu'il a bien l'autorité d'un apôtre - le premier des charismes selon 1Co 12 - pour enseigner le véritable Evangile des apôtres. "Car si quelqu'un vient vous prêcher un autre Jésus que nous avons prêché, ou si vous recevez un autre Esprit que celui que vous avez reçu, ou un autre Evangile que celui que vous avez accueilli, vous le supportez très bien" : c'est ainsi que Paul admoneste les Corinthiens tentés de suivre les "faux apôtres" (2Co 11,4). Et il tanse ainsi les Galates : "Je m'étonne que vous vous détourniez si promptement de celui qui vous a appelés par la grâce du Christ, pour un autre Evangile. Non pas qu'il y ait un autre Evangile, mais il y a des gens qui vous troublent et qui veulent renverser l'Evangile du Christ. Mais quand nous-mêmes, quand un ange du ciel annoncerait un autre Evangile que celui que nous avons prêché, qu'il soit anathème !" (Ga 1, 6-8). Le besoin d'une authentification de l'Evangile prêché par Paul par des textes canoniques ne peut pas être écarté . Que veut dire Paul lorsqu'il parle de "l'Evangile reçu" ? De proclamation de la vraie doctrine du salut en Jésus. Marc commence son ouvrage par l'incipit : "Commencement de l'Evangile de Jésus Christ, fils de Dieu" et tout de suite il évoque le ministère de Jean Baptiste, puis celui de Jésus. Il comprend "Evangile" comme Paul : l'action salvifique de Jésus.
Il est très vrai que ce sont surtout les textes tenus pour pseudépigraphiques et tardifs qui sont riches en mises en garde contre les faux docteurs. Mais cela ne signifie pas que cette florescence de fausses doctrines soit un fait tardif. Ce n'est qu'une supposition fort contestable que nous examinerons plus loin. Largement admise, certes, mais fragile tout de même puisqu'aucun indice historique ni scripturaire ne vient l'étayer. On invoque l'apparition tardive dans le canon des écritures des fulminations contre les faux docteurs, qui confirmerait une rédaction tardive et une attribution abusive aux Apôtres. Cet argument, comme on va le voir, n'est pas convaincant. La pseudépigraphie est un procédé littéraire que je ne conteste pas et je ne doute pas que certaines épîtres puissent être tenues pour pseudépigraphiques. Je ne crois pas non plus que toutes les encycliques des papes ou tous les discours des chefs d'Etat soient de leur cru, même s'ils les signent ou les prononcent. En revanche attribuer un écrit à un apôtre bien après sa mort, semés d'indices trompeurs visant à les antidater, afin d'en accroître le crédit paraît un procédé bien frauduleux, et, quoi qu'on ait pu en dire, même pour les gens du 1er siècle ! La canonicité d'un écrit ne s'apprécie pas d'abord selon un critère d'authenticité, mais selon un critère d'apostolicité, c'est-à-dire la reconnaissance par un nombre conséquent d'Eglises de la source apostolique de cet écrit comme norme, attestée par les apôtres, de leur doctrine. Le critère d'authenticité a pu être tout juste été évoqué sur le tard, après le 3ème siècle, comme outil de discernement d'écrits de canonicité incertaine, c'est-à-dire d'écrits dont la canonicité était attestée dans quelques régions seulement, et encore jamais il n'est dit, dans la littérature patristique, qu'un apocryphe est par nature un faux, mais seulement un écrit qui ne peut être tenu de source apostolique.
Citons deux exemples opposés où authenticité et canonicité apostolique ne coïncident pas : 1) l'évangile secret de Marc, dont nous reparlerons : son attribution à Marc est plus que vraisemblable, mais il n'a pas été retenu dans le canon des Ecritures parce qu'il était destiné à communiquer des secrets à des initiés d'Alexandrie, et était en quelque sorte apocryphe par destination 2) l'épître de Jude a été inscrit dans le canon des Ecritures sur le tard, en raison de l'apostolicité qui lui était reconnue dans certaines Eglises d'Egypte et d'Asie et validée tardivement en Occident, au 4me siècle, en dépit de son caractère évidemment pseudépigraphique et d'une authenticité assez largement contestée depuis le 2ème siècle ; on peut en dire autant de la Lettre aux Hébreux dont l'attribution à Paul était manifestement erronée, mais qui était couverte par son autorité . Une excellente étude de David PASTORELLI sur l'épître de Jude ("La critique textuelle de l'Epître de Jude et la pseudépigraphie" - Etudes Théologiques et Religieuses 2013/4- Tome 88 pages 497-513) montre l'importance du critère d'apostolicité dans la définition du canon, mais il maintient, comme critère second, celui d'authenticité dans les cas incertains. Cela me paraît une concession à l'exégèse historico-critique inutiles. Au sens où nous entendons l'authenticité, c'est-à-dire une attribution historiquement exacte et certaine, je ne pense pas que ce critère ait joué. Au sens d'une authenticité apostolique, d'une réception attestée de longue date au sein d'Eglises d'un document tenu pour inspiré par un apôtre, cela me paraît très juste. La canonicité d'un écrit ne se comprend qu'à l'aune de sa réception ancienne en tant que témoignage apostolique. Ainsi, que Jean ait été l'auteur effectif de son Apocalypse est très secondaire et cela paraissait tel lorsqu'il fut admis, non sans mal, dans le corpus canonique ; que ce livre soit issu de son école, qu'il en ait été le "directeur de la publication" et que ce Jean ait été tenu pour un Apôtre a été déterminant et l'attribution à Jean est canonique pour cette raison.
La fonction doctrinale des écrits canoniques
La question de la datation des évangiles n’est pas, comme l’ont trop souvent présenté les tenants d’une datation antérieure à 70, celui de la fiabilité historique des évangiles, qui serait accrue par la proximité des événements. La tradition de type rabbinique était de ce point de vue très fiable, quasiment aussi fiable que n’importe quel travail de copiste. Les variations textuelles de même sentences doctinales passées par diverses traditions puis portées par écrit sont réelles, mais on identifie très bien une source originelle commune. La question est celle de la fiabilité doctrinale des traditions reçues au sein des Eglises, dont l'apostolicité était incertaine. Elle appelait des écrits qui eussent un caractère canonique, donc apostolique avant la lettre. Nous raisonnons, sur la question de la rédaction des évangiles, en héritiers d’une civilisation de l’écrit, où l’écriture sert de remède à l’oubli. Ainsi plus on est éloigné des événements, plus on oublie et plus on invente. L’historicité des évangiles serait fonction de leur proximité avec les événements. Mais, comme on l'a vu, ce n’est pas du tout ainsi que l’on recourt à l’écrit dans des civilisations de tradition orale, particulièrement dans le judaïsme. La mémoire est exercée pour être parfaitement fidèle au maître et ne pas « copier » dans les esprits des choses qui s’écartent de l’enseignement reçu. C’est le cas dans les écoles philosophiques grecques, chez les druides de Gaule, et, par excellence, du judaïsme palestinien du 1er siècle. La Mishnah des Sages n’a pas été mise par écrit parce qu’on craignait d'oublier leur enseignement, mais parce qu’après la destruction du Temple, on avait besoin de graver dans le marbre la Torah orale sur laquelle le judaïsme devait être refondé. L’écrit n’est pas un gage d’historicité mais de canonicité, au sens juridique premier du terme, à savoir un texte normatif, qui transcende les traditions et coûtumes qui peuvent se corrompre et les ramène à la tradition source. C'est un point capital : les évangiles n'étaient pas destinés d'abord à encourager la piété des lecteurs ou à leur donner un manuel de doctrine chrétienne, mais à conforter le "service de la Parole", c'est-à-dire la catéchèse des fidèles et le culte. Ainsi on n’a pas eu besoin d’attendre que les écrits néotestamentaires fassent l’objet d’une définition canonique officielle et que le Nouveau Testament soit élevé au rang des écritures saintes de l’Ancien - pas avant le 2ème siècle - pour recourir à des écrits canoniques. Ils ont servi très tôt de criterium pour distinguer, du vivant des apôtres, le bon grain de l’évangile reçu d’eux de l’ivraie des faux prophètes dans le champ des opinions qui circulaient dans les Eglises sur la vie et l’œuvre du Christ Jésus. Ce besoin d’écrits canoniques n’a pas attendu que fleurissent des hérésies gnostiques autour de la figure de Jésus, car les corruptions de l'Evangile par des faux prophètes et des faux docteurs commencent très tôt. On voit Paul obligé de reprendre la catéchèse évangélique des Corinthiens qui semble inspirée à de mauvaises sources ou déformée par l’esprit partisan. D’un strict point de vue de critique historique, que les évangiles aient été mis par écrit avant 70 ou après ne signifie en rien qu’ils seraient plus ou moins exacts ou plus ou moins légendaires. Les amplifications légendaires de midrashim n'avaient pas besoin d'être élaborées sur plusieurs décennies, comme si, pour être "gobée" la légende devait prendre le temps de remplacer l'histoire par l'imaginaire. C'est une vue de l'esprit d'associer la forme légendaire d'un récit et sa déformaion dans le temps. Dans la Palestine du 1er siècle, cela n’a aucun sens. Une légende n'était pas acceptée parce qu'elle était récente et pouvait affabuler sans risque d'être invalidée, mais parce qu'elle était ancienne et originelle et que son ancienneté pouvait être attestée. En revanche une datation tardive de la rédaction finale des évangiles signifierait que la transmission de la doctrine chrétienne par voie de tradition aurait pu se passer pendant deux générations d’outils canoniques jusqu’aux grandes épreuves de la fin du 1er siècle qu'auraient été la persécution violente ou larvée, la rupture avec la Synagogue et les hérésies gnostiques et qu’il aurait fallu inventer des récits et des doctrines pour y répondre. On aurait ainsi inventé l'orthodoxie. J’en doute fort, d’une part parce que le problème des déviances doctrinales au sein des Eglises est signalée dès les premiers écrits chrétiens, avant même la rédaction des évangiles, d’autre part parce que tout enseignement par voie de tradition appelle l’écrit comme pierre de touche qui authentifie une tradition. Le canon n'est pas le fossile de la tradition, comprise comme instruction, il en est le tuteur.
Les écrits canoniques et canon des écritures
Je n'ignore pas que le canon des écritures s'est consolidé lentement et n'est pas attesté avant la deuxième moitié du 2ème siècle. A l'époque de la "Grande Eglise" on a grand besoin de distinguer les témoignages authentiques des témoignages fabriqués après la prédication apostolique ou d'après elle. Pour ne prendre que les exemples d'évangiles apocryphes anciens, apparus à la fin du 1er siècle et dans la première moitié du 2ème siècle, ils se sont multipliés. Cela ne signifie pas qu'ils étaient de faux évangiles. Certains consolidaient des légendes chrétiennes anciennes, mais leur caractère pseudépigraphique et leur faible utilité doctrinale les excluaient de la liste des écrits canoniques, comme le Protévangile de Jacques. D'autres amplifiaient le narratif légendaire ce qui était trouvé dans les évangiles, tel l'Evangile de Pierre, et pouvaient passer pour des évangiles de seconde main. Certains enfin s'écartaient de la tradition apostolique, malgré des éléments de tradition chrétienne très substantiels. L'évangile de Thomas est très intéressant de ce point de vue : il est très ancien, et on peut en faire remonter la rédaction aux années 70-80, voire avant, il cite des logia, parfois exactement, parfois légèrement déformés,que l'on retrouve dans les synoptiques, il en cite même certains que l'on ne trouve que chez Luc ou Matthieu, ce qui peut aussi bien être attribué à un travail de copie qu'à une mise par écrit autonome de traditions apostoliques égyptiennes ou palestiniennes. J'ai de forte présomption sur l'authenticité de certains logia, qui ne figurent que dans l'évangile de Thomas. Il est même possible que l'attribution partielle et indirecte à Thomas ait été fondée. Mais il est grevé de logia qui portent la marque d'une initiation philosophique à caractère ésotérique qui a disqualifié cet évangile comme norme de la foi. Il est clair qu'il n'a jamais été canonique car il s'agissait d'un pastiche.
Il était normal que, dans ce contexte de prolifération d'apocryphes en imitation des écrits canoniques qu'un canon des écritures fût formellement énoncé et l'on sait que certains écrits de notre nouveau testament ne sont pas attestés dans le canon des écritures chrétiennes avant le 3ème ou le 4ème siècle : la lettre aux Hébreux, la 2ème épître de Pierre, l'épître de Jacques, la 2ème et la 3ème épître de Jean, l'épître de Jude et surtout l'Apocalypse ne sont pas attestés dans les premiers catalogues canoniques. On sait aussi que certaines églises très périphériques de la jeune chrétienté ont admis dans leur canon des écrits qui ne figurent pas dans notre Nouveau Testament, comme les livres d'Enoch qui se trouvent dans le canon de l'Eglise éthiopienne (cités par Jude, ce qui posait problème aux Eglises d'Occident car ils étaient tenus pour apocryphes !) Tout ceci est incontestable. Mais, d'une part, les quatre évangiles figurent toujours dans les plus anciennes attestations de canonicité. D'autre part, l'absence de tel ou tel écrit des premiers canons connus ne signifie pas que leur canonicité était douteuse mais qu'elle n'était pas généralement admise, parce qu'elle était ignorée de bon nombre d'Eglises et qu'elle a été soumise à leur discernement critique assez tard. Enfin et surtout cette fixation lente et progressive du canon ne signifie en rien que le besoin d'écrits qui servent de pierre de touche à la catéchèse des premières communautés n'existait pas. La canonicité des évangiles était une nécessité et une réalité avant toute définition formelle du canon des écritures. Les textes canoniques sont appelés par la proclamation de l'évangile "à toutes les nations, à commencer par Jérusalem". Car même à Jérusalem les débats étaient houleux sur la conformité de certaines pratiques avec l'enseignement de Jésus, à commencer par le statut des païens croyants dans l'Eglise du Christ. Il fallait bien que des scribes se chargeassent d’attester par écrit l’enseignement de Jésus sur la question, que les synoptiques n’esquivent pas. La canonicité de fait précède de beaucoup la canonicité de droit et celle des quatre évangile était particulièrement attendue.
Prenons un exemple plus récent de processus canonique qui a fonctionné à rebours de la canonicité des évangiles, du droit vers le fait et non du fait vers le droit. Saint-Louis avait réputation de sainteté et il circulait beaucoup d’histoires qui en attestaient, pas seulement des racontars, mais de véritables témoignages qui ont servi à sa cause en canonisation. Le magistère - donc d'une certaine façon la tradition autorisée - reconnaissait incontestablement en Saint Louis un saint. Mais il ne suffit pas d'élever un roi sur les autels pour que sa mémoire subsiste dans le peuple chrétien. Il a fallu quarante ans à Joinville pour écrire ses souvenirs, 12 ans après la canonisation. La sainteté devait être publiée et immortalisée dans une biographie qui fît foi. Elle fut rédigée par un témoin direct et a fonctionné pour la postérité comme le vrai "canon de Saint Louis" et elle est restée la première source biographique sur lui et elle est incontournable. Joinville s’est senti l’obligation de porter son témoignage par écrit non pour prouver la sainteté du roi, reconnue depuis bien des années, mais pour en témoigner ouvertement à la postérité parce qu’il était au soir de sa vie, qu’il était l’un des derniers témoins oculaires du règne de Saint Louis et qu’il s’inquiétait que la mémoire du saint roi de pût se dissiper dans la France de Philippe le Bel qui n’en respectait pas l’héritage.
Quarante ans paraît un maximum dans ce processus d’écriture canonique en appui de la réputation de sainteté. Les évangélistes ont pour leur part produit leur oeuvre du vivant des témoins oculaires de la vie de Jésus, dans un contexte d’oppositions doctrinales très vives que Luc a tendance à édulcorer, pour répondre au besoin de repères sûrs des communautés. Le canon des évangiles a été contemporain de la prédication apostolique. C'était une nécessité. Le fatras d'écritures apocryphes de toutes natures pendant 6 siècles a obligé à préciser quels étaient les écrits qui seuls pouvaient faire autorité dans la « Grande Eglise ». Mais les évangiles, comme tous les autres écrits néotestamentaires, ont été canoniques dans les faits bien avant le canon des écritures dans les Eglises. Il ne faut pas inverser le processus canonique. L'Eglise n'a pas fait le tri au bout d'un, deux, trois siècles, entre une masse d'écrits entre ceux qui paraissaient orthodoxes selon des critères préétablis d'orthodoxie ou d'authenticité et ces écrits n'ont pas été déclarés authentiques parce qu'orthodoxes. C'est le contraire : les écrits ont été reçus comme normes de la doctrine apostolique avérée dans les Eglises et le Nouveau Testament a résulté du recueil progressif de ces écrits qui avaient cours, les uns généralement, comme les évangiles ou les premières épîtres de Paul, les autres dans certaines Eglises. Les évangiles ont donc été canoniques avant le canon des écritures lui-même. Ils ne sont pas devenus canoniques ; ils avaient ce caractère au départ. Mieux : ils ont été conçus à cette fin. Les évangiles sont canoniques parce que c'était leur fonction initiale.
L'authenticité historique n'a pas été l'objet de ce lent discernement du canon des écritures. Celui-ci n'était pas conduit par des historiens usant de méthodes critiques modernes. Ce discernement a porté sur l'autorité des écrits, comme attestation de l'enseignement apostolique. On a conclu sans doute bien vite que la non-canonicité de certains écrits dans les premiers canons signifiait que le doute planait sur leur authenticité. La critique historique moderne, plus stricte et plus rationnelle, aurait fait droit à ce doute. Or ce n'était pas leur authenticité, notion moderne, qui était mise en doute et aurait fait débat entre experts, comme aujourd'hui. Ce qui était en cause était leur réception par toute l'Eglise comme norme de la foi venant de certaines Eglises et référée aux apôtres. Et ce n'était pas du doute (sauf peut-être pour l'épître de Jude et l'Apocalypse) mais de l'incertitude de certaines Eglises qui ne les comptaient pas dans leur corpus canonique. C'est commettre un grand contre-sens historique que de confondre les deux plans de l'authenticité historique et de l'autorité canonique. Qu'un écrit soit canonique ou apocryphe, cela ne nous renseigne pas a priori sur son degré d'authenticité ou son degré d'historicité, mais sur le caractère d'infaillibilité apostolique qu'on leur reconnaissait dans les Églises. Aussi que des écrits aient été composés à la fin du 1er siècle, qu'ils aient été fallacieusement attribués à un apôtre et qu'ils aient été trouvés assez bénéfiques à la cause pour entrer dans le Nouveau Testament, c'est une pure invention d'historiens. Ne comprenant rien aux liens étroits entre tradition apostolique et écrits canoniques, il leur était commode de masquer leur ignorance de la grammaire élémentaire du religieux et de faire passer le développement de la théologie chrétienne pour une construction idéologique où l'on choisissait des briques qui convenaient à l'ouvrage et dont l'ancienneté pouvait faire illusion. On n'a pas attendu un siècle pour décréter l'Evangile de Thomas irrecevable dans l'Eglise et l'évangile de Matthieu recevable !
Partant de ces observations, il est très vraisemblable que l’achèvement des 3 évangiles synoptiques que nous connaissons s’est produite du vivant des Apôtres, et plus précisément de Pierre, donc avant 67 et vraisemblablement de Jacques en 64. La datation des Actes de Apôtres à 63/64 s'en trouve renforcée. L’opportunité d’écrits canoniques n’a pas attendu un siècle pour se révéler. J'ai eu grande surprise à découvrir, au terme de mon enquête, qu'il y eut manifestement plusieurs vagues de diffusions de textes canoniques :
- l'une dans les années 50-58, où les grandes épîtres de Paul (Thessaloniciens, Corinthiens, Galates, Romains, Philippiens...) circulent comme documents de référence dans les Eglises du bassin méditerranéen où les païens et les Juifs hellénisés sont nombreux. C'est aussi à cette époque, où Pierre est encore à Antioche et les polémiques avec les judéo-chrétiens de Jérusalem très vives que je situe la première rédaction de l'évangile de Matthieu.
- Une autre de 58 à 67, où circulent, de façon plus dispersées, les dernières épîtres attribuées à Paul, celle de Jacques, la première de Pierre dans un contexte un peu différent. Il faut surtout porter remède aux doctrines professées par les "faux prophètes" ; c'est lors de cette seconde vague que sont rédigés les évangiles de Marc, entre 58 et 61, puis de Luc en 63-64 et, à peu près en même temps, entre 62 et 67 l'évangile remanié de Matthieu. Il ne me paraît pas impossible que la Didachè ait été rédigée à la fin de cette époque, car les références canoniques qu'elle cite sont encore limitées à Paul et à Matthieu et le danger des "faux prophètes" itinérants très présent, pour ne rien dire de l'organisation des Eglises où coexistent des ministères internes permanents et externes itinérants. La mystérieuse épître de Jude pourrait être datée de l'extrême fin de cette période.
- Enfin, après les premières persécutions romaines, à partir de la Guerre Juive et l'installation à Ephèse de Jean et de son école, apparaissent dans le canon des Eglises les écrits johanniques, à commencer par l'évangile de Jean et sa première épître pour finir par l'Apocalypse, dont la réception a été tardive et limitée. De cette longue vague johannique, il est difficile de donner des dates précises. Seule l'Apocalypse donne quelques indications vagues : Jean est exilé à Patmos, la "Bête" qui est la figuration de l'Antéchrist représente un pouvoir païen persécuteur des chrétiens, la nouvelle Jérusalem est céleste. La datation de la fin du règne de Domitien est très vraisemblable.
Ce phasage contrevient, je le sais bien, à une idée reçue qui décale au dernier quart du siècle la plupart des écrits de la seconde vague, voire au début du 2ème siècle. Mais je crois que la doxa historico-critique a interprété le fait synoptique selon des conventions qui, pour savantes et cohérentes qu'elles paraissent, n'en étaient pas moins de pures conventions, nullement des certitudes éprouvées.
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