Conclusion
De cette plongée dans la question synoptique, je retire quelques enseignements qui peuvent renouveler notre lecture historique des évangiles. John P. MEIER a écrit une monumentale somme historico-critique Un Juif nommé Jésus. L'oeuvre est impressionnante et, si je n'en épouse pas la méthode d'authentification des sources ni l'approche fondamentalement positiviste ni certaines conclusions sur l'inauthenticité de ce qui n'entre pas dans sa grille de lecture, le travail de lecture attentive au détail des textes et du contexte est remarquable. L'oeuvre fourmille d'analyses très précieuses, la connaissance des textes évangéliques est remarquable, et je pense qu'on aura toujours intérêt à lire, d'un regard critique, comment John P. MEIER l'aborde. Ainsi il est, à ma connaissance, le premier à avoir observé que Matthieu attribue un rôle éminent à Simon Pierre qui le distingue de tous les autres évangiles. Il est également le premier exégète contemporain à ne pas avoir récusé par principe tous les récits de guérison miraculeuse, parce qu'il considérait que l'on ne pouvait écarter le témoignage de Flavius Josèphe sur les pouvoirs de thaumaturge de Jésus, à l'origine de sa renommée. Je ne retirerai donc pas à ce brillant exégète ses mérites de fin connaisseur des évangiles. Mais, pour faire simple et globalement, mon approche historique des évangiles s'opposera à son travail interprétatif sur l'historicité des évangiles sur 4 points :
- Pour avoir une approche critique des textes évangéliques, il faut disposer d'un schéma plus précis et plus réaliste qui rende compte de leur formation, de leurs influences mutuelles et de leur apostolicité. Sans ce schéma explicatif, le travail historique qui consisterait à extraire de la gangue d'un fatras théologique réputé tardif les pépites authentiquement historiques est une gageure totale. Le Christ de la foi n'est pas autre que le Jésus de l'histoire, ou en tout cas, si l'on tient à rester critique, l'interprétation dans la foi du Jésus de l'histoire ne peut pas être tenue a priori pour un prisme déformant de l'histoire "vraie" qui existerait comme un "en soi", indépendamment des témoignages qui lui sont donnés. Qu'est-ce donc cette authenticité historique supérieure, cet état originel d'une histoire que personne n'aurait jamais racontée ? Peut-on la définir ? Il est impossible, en histoire, d'accéder à une vérité historique primordiale vierge de tout préjugé et de toute interprétation, car cette histoire sans historien n'existe pas. Que les historiens soient des auteurs, des moralistes, des experts, des chroniqueurs, ou des évangélistes ne change rien à ce constat. A posteriori, une fois reconstituée la biographie de Jésus d'après les témoignages dont on dispose, il est possible pour un historien de se démarquer de "l'histoire sainte" telle qu'on peut la reconstituer au travers des récits évangéliques il peut tenter de réinterpréter l'histoire des origines chrétiennes, comme Renan en son temps. Mais le passage par une reconstitution de la vie de Jésus sur la base des témoignages évangéliques est inévitable. Je reprends l'analogie avec l'historiographie latine de l'empereur Néron : le Néron de Tacite et de Suétone est bien le Néron de l'histoire, mais d'une histoire légendaire noire qu'il faut bien connaître pour en comprendre les biais de partialité. Ici le biais de partialité est la foi. Dont acte. Une fois cette historiographie connue, c'est alors que l'on peut faire parler les autres sources documentaires, archéologiques, numismatiques, épigraphiques... qui la corrigeront.
- Les évangiles synoptiques ont des approches très différentes, mais, en dépit des apparences textuelles, ils se contredisent finalement peu, et moins qu'une lecture naïve, ignorante du genre et de la rhétorique propre à chaque évangile, peut le donner à penser. Faute d'un schéma explicatif satisfaisant du phénomène synoptique, la lecture historico-critique des textes s'est embarquée dans des explications plutôt fantaisistes qui ont conditionné la lecture historique des textes : la formation des évangiles, la concurrence des témoignages, le contexte historique qui en permet l'interprétation, l'attribution mensongère des textes à leur auteur déclaré, l'invention de prophéties réalisées. Mais le scepticisme sur les sources aboutit à un épuisement complet de l'exégèse, même dans sa dimension historique. Pour en sortir, il faut reconnaître
- qu'aucun évangéliste n'a voulu écrire un évangile sur le modèle des autres, car ce genre littéraire n'existait pas
- que, de ce fait, les évangiles se sont conformés à des genres littéraires différents, qui n'induisent pas du tout le même rapport à l'histoire, telle que nous la comprenons, et au personnage historique nommé Jésus de Nazareth. De ce fait ils ne sont pas concurrents : midrash matthéen, chronique marcienne, histoire lucanienne, et, plus tard, mystagogie johannique n'obéissent pas du tout aux mêmes lois dans leur rapport à la vie et à l'enseignement de Jésus.
- que l'évangile de Matthieu a bien été le premier des évangiles, mais que cet évangile a été profondément remanié, du vivant de Matthieu et sous sa direction, et a été le dernier synoptique achevé, voire le dernier évangile achevé.
- qu'ils ont, de ce fait, procédé par emprunts ou compléments de l'un à l'autre sans gêne aucune en fonction de leur projet rédactionnel propre : Marc emprunte à Matthieu A, Matthieu B emprunte largement à Marc, Luc emprunte à Matthieu A, Matthieu B, sans rien lui emprunter, prend sans doute le contre-pied de Luc. Le résultat de ces emprunts est le fort apparentement des textes. Quant à Jean, il suppose connus les trois synoptiques en tout cas Matthieu A, Marc et Luc, qu'il connaît manifestement très bien. Les évangélistes se savent différents et complémentaires dans leur approche de l'histoire de Jésus. La dépendance mutuelle est leur lot.
- Il est parfaitement possible, en usant des précautions de la critique textuelle et littéraire, de reconstituer de façon assez détaillée la chronologie de la vie de Jésus. Il suffit, après avoir établi le texte, décodé la méthode de composition des récits, repéré les erreurs chronologiques, les doublons cachés, les silences intentionnels, d'articuler entre elle les séries événementielles de Marc, de Luc et de Jean, qui n'ont rien de fantaisiste, et de compléter avec les détails de récits ou des midrashim, dûment décodés, de Matthieu. Pourquoi pas, même, regarder dans la littérature apocryphe quelque détail parlant ? Ce même exercice de mise en cohérence s'imposerait pour les parties didactiques de Jésus. Mais, reconnaissons-le, il est beaucoup plus difficile à conduire, tant le style didactique et le point de vue théologique d'un évangéliste diffèrent de ceux d'un autre. Il serait vain de chercher une concordance théologique entre eux.
- John P. MEIER avait annoncé que le dernier tome de son oeuvre, qui devait être le 5ème, allait porter sur la mort de Jésus et les récits de la résurrection. Un cinquième tome est bien paru, mais il portait sur les paraboles. Je doute fort qu'un dernier volume sur la Pâque du Christ paraisse jamais. Pourquoi ? Parce que, quel que soit le jugement d'authenticité qui sera porté sur les récits de la résurrection, il invalidera la méthode : ou les récits de la résurrection seront reconnus "authentiques"c'est-à-dire fidèles aux témoignages originaux, mais ce sera "scientifiquement" irrecevable ; ou ils seront déclarés tout ou partie "inauthentiques", donc fictifs et c'est irrecevable pour un croyant chrétien, dont la résurrection est un dogme absolument central de la foi ("si le Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est vaine, et votre foi aussi est vaine." 1Co 15,14) ; ou elle est déclarée "hors du champ d'investigation" parce qu'anhistorique, purement affaire de conviction personnelle, au choix en fonction des appétits métaphysiques et mystiques de chacun, et cette capitulation sera irrecevable pour tout le monde, particulièrement pour l'exégète historien dont la réflexion termine en queue de poisson. A un moment de son travail, l'exégète ne peut plus prétendre rester dogmatiquement neutre par rapport à la foi des auteurs sacrés. Bart D. EHRMAN, l'exégète américain passé du protestantisme à l'athéisme, a adapté son exégèse des récits de la résurrection à sa croyance du moment.
Pour reprendre la terminologie, le Christ de la Foi se rappelle tôt ou tard au Jésus de l'Histoire que l'on s'est employé à reconstituer "scientifiquement" en dehors de toute croyance. On observait déjà ces grincements entre foi et postulations prétendument scientifiques dans l'approche historico-critique du mystère de l'incarnation. Le chercheur "scientifique" le niera, non pas au terme d'une démarche critique des textes, mais par principe. Il n'arrivera pas à sauver les écrits parce qu'il les a condamnés au départ. Pour ne rien dire de la tradition interpretative ! Le doute méthodique cartésien cède la place à une négation scientifique du mystère. Ainsi Jésus n'est pas né à Bethléem en accomplissement des prophéties, il n'est pas vraiment né d'une vierge, il a été divinisé par ses disciples, presque malgré lui... Je veux bien qu'on ait cette lecture du mystère chrétien et elle peut même être éclairante. Ainsi je suis tout à fait d'accord avec Bart D. EHRMAN pour dire que, dans les évangiles, Jésus ne professe jamais explicitement sa divinité. Mais est-ce pour autant que Jean a inventé le Christ de sa foi ou, comme il l’écrit lui-même avec force, en témoigne-t-il véridiquement ? Cette lecture délibérément affranchie de la foi n'est pas neutre et libre de tout préjugé du tout. Elle recycle, dans un contexte néo-païen, cette vieille croyance, étrangère à la foi chrétienne, que Jésus était un formidable prétendant à la messianité, charismatique et non-violent, un type fantastique, tellement humain qu'on l'a divinisé. Mais ce n'est pas en conclusion d'une recherche rationnelle et critique qu'on l'affirme, c'est en préalable. Reconnaissons tous, croyants ou non, qu’il est bien dommage d’affadir les évangiles en leur faisant dire ce qu’ils ne disent pas et, pire, en ne leur faisant pas dire ce qu’ils veulent nous dire. Mais peut-être, pour lui faire dire ce qu'il veut nous dire, faut-il être entré dans l'esprit des auteurs, et c'est impossible à quelqu'un qui refuse de se mettre à leur école.
Un dernier point. Je me doute bien qu'il est inconvenant pour beaucoup d'exégètes et historiens de remettre en cause la datation tardive des évangiles et pratiquement sacrilège de seulement envisager que Jean ait pu être écrit avant la destruction du Temple. Mais c'est un constat auquel j'ai souvent été amené : en histoire des textes et des idées, les idées novatrice et les textes novateurs ne sont pas le fruit d'une évolution des mentalités, mais ils en sont la cause, souvent assez brutale. Hegel écrit que c'est au crépuscule que l'oiseau de Minerve prend son envol. L'étoile du matin, elle, prend son essor juste avant l'aube.
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