
Chapitre 11 - La "Vie de Jésus" de Luc
Chapitre 11 - La "Vie de Jésus" de Luc
Une date de rédaction précise
L'évangile de Luc est composé avant les Actes des Apôtres, et très soigneusement. Il montre dans son prologue à quelles exigences de méthode il s'est soumis. C'est une oeuvre individuelle, tandis que Matthieu et Jean sont des oeuvres d'une "école apostolique" et Marc a été composé pour le compte de Pierre. Luc est la seul à mériter l'appellation d'auteur. La fin des Actes des Apôtres indique un achèvement du 2ème tome de son oeuvre en 63-64. L'évangile est donc « bouclé » entre 60 et 63, date à laquelle s’arrêtent les Actes. Je ne considère pas en effet les explications alternatives à la fin « bâclée » des Actes comme probantes. Elles ont été avancées dans l’unique but de soutenir la théorie de la datation haute des évangiles, laquelle était issu du croisement d’une théologie protestante post-romantique établissant une équivalence entre tradition, légende et mythe et du positivisme laïc français. Ce rejeton a élu domicile dans l'Eglise catholique post-conciliaire, alors en proie à une vive critique interne à caractère antireligieuse. P. ROULLAND note de surcroît que rien, dans l’Evangile de Luc, ne donne à penser que le pouvoir impérial a déjà commencé la persécution des Chrétiens. Au contraire Luc présente les magistrats impériaux sous un jour plutôt favorable et l’iniquité de Rome n’est jamais dénoncée, pas même celle de Pilate. Il en conclut que les Actes sont antérieurs à la disparition de Sénèque, frère de Gallion, qui marque le durcissement final du règne de Néron, donc avant 65, a fortiori avant la persécution ordonnée par Néron. J'ajoute que la disparition de Jacques, lapidé par précipitation d'une hauteur du Temple à l'instigation du grand-prêtre Hanan, ne pouvait être un événement qui méritât d'être passé sous silence si l'évangile de Luc avait été écrit après sa mort. Luc avait bien évoqué l'exécution de Jacques fils de Zébédée sur ordre d'Hérode Agrippa. Jacques "frère du Segneur" exerçait une autorité si forte à Jérusalem, qu'il signale lui-même, que sa disparition ne pouvait pas être passée sous silence. Nous ne la connaissons que par Flavius Josèphe. Tous les arguments tendant à reporter la rédaction de l'oeuvre de Luc à une date postérieure reprennent des arguments auxquels je n'accorde guère de crédit.
Le projet de Luc
Luc se propose de conduire une œuvre d’historien selon les méthodes historiques et littéraires de l’historiographie du temps. Il lest expose dans son préambule. Elle consiste
- A recueillir le témoignage des témoins directs, donc à multiplier les sources.
- A composer une histoire raisonnée, qui montre les enchaînements de cause à effet dans un ordre rationnel.
- A résumer d'une part les discours tout en donnant à connaître le style propre de l’intervenant, d'autre part les événements en n'en conservant que les aspects saillants et porteurs d'un enseignement moral.
- A épurer le récit des éléments pittoresques, anecdotiques et gratuits.
On ajoutera un autre objectif : proposer des versions et des interprétations des enseignements de Jésus plus recevables par un public hellénisé que celles de Matthieu. Est-ce lui qui hellénise les textes ? Emploie-t-il des traductions ou même des versions différentes des logia de Matthieu A que celles dont témoigne notre évangile de Matthieu ? Emprunte-t-il à d’autres sources, plus ou moins proches, pour corriger Matthieu ? Il n’est jamais facile de le dire avec certitude. Sans doute fait-il tout cela à la fois. La correction fraternelle (Lc 17,3-4), par exemple, est présentée en termes beaucoup moins juridiques et beaucoup plus doux qu’en Matthieu et c’est sans doute un choix littéraire d'après l'interprétation qu'il fait de Matthieu A. La parabole des mines de Luc est différente de la parabole des talents et comprend chez lui deux paraboles en une, de tonalité extrêmement différente de toutes les autres que Luc adapte de Matthieu. La parabole de la perle de Matthieu n’est pas sans analogie avec celle de la drachme perdue de Luc et cette dernière paraît s'inspirer d'une source différente, mais voisine. La parabole de Luc aurait été plus parlante s’il avait gardé la perle de Matthieu plutôt que le drachme. On peut penser que Luc disposait ici d’une autre version que Matthieu. Matthieu a traduit le mot hébreu dar (perle) là où le traducteur de Luc trouvait adarkon (drachme).
Pourquoi s'engager dans cette somme historique sur les origines chrétiennes ? Le contexte n'est pas différent de celui des deux autres évangélistes : l'accusation de subversion du judaïsme qui pèse sur Paul et qui lui vaut d'être encore en attente d'un procès à Rome au moment où Luc écrit, le besoin de donner aux nouveaux chrétiens des garanties sur la base historique sérieuse quant à Jésus, en qui ils mettent leur foi, contre les courants ésotériques et symbolistes. S’y ajoute sans doute aussi le souci de faire baisser la pression eschatologique dont on perçoit chez Paul qu’elle travaille trop certaines communautés, à l'écoute de prophètes de fortune. Par rapport aux deux évangiles qu'il connaît, Matthieu A et Marc, il entend innover
- en "vulgarisant", à l'intention des chrétiens ignorants du judaïsme, l'évangile de Matthieu. Il fallait le rendre intelligible, quitte à lui retirer beaucoup de sa substance midrashique.
- en produisant une histoire ample de Jésus : il la considère depuis ses origines, et non à partir de la prédication de Jean et il la prolonge dans la jeune Eglise. Il est possible, comme je l'ai dit, que l'école de Matthieu en ait eu connaissance et ait proposé dans une ultime édition une vision alternative qui rééquilibre Luc : l'origine davidique, le rôle de Joseph comme garant de cette origine, la primauté de Pierre parmi les apôtres...
- en multipliant, en historien, les sources, donc en complétant le témoignage du seul témoin oculaire dont Marc s'inspire, à savoir Pierre.
Le premier Matthieu comme "source Q"
De nombreux passages de Luc et de Matthieu peuvent être mis en parallèle qu’on ne retrouve pas chez Marc. Pour expliquer ce fait, on a invoqué l’existence d’une source commune à Matthieu et Luc que Marc ignore, la source Q. Cela ne paraît pas nécessaire, si l’on admet que Marc n’a repris de Matthieu A que ce qui était utile à sa chronique de la vie publique de Jésus. De ce fait un matériau important de logia, que l’on retrouve dans Matthieu B dans une traduction grecque proche de l’original, étaient à disposition de Luc en Matthieu A, et il a voulu les réemployer dans son évangile. Ainsi la source Q pourrait tout simplement être Matthieu A, plus précisément la partie négligée par Marc et traduite mot à mot dans un grec correct mais rugueux et des formulations assez absconse dans la version dont disposait Luc. On constate que Luc et Matthieu diffèrent souvent et dans la version proposée et dans le contexte. Pour le contexte, cela paraît normal car Matthieu A énonçait des logia dans un contexte souvent vague pour introduire ou conclure un enseignement, sans souci d'ordonnance chronologique. Matthieu B et Luc y remédient chacun à sa façon à ce flou historique en se servant de Marc, l’un en expert de la Torah, l’autre en historien (donc moraliste, selon les canons de l'époque). Tous deux agglutinent les logia autour d’un noyau thématique situé plus ou moins fictivement dans la trame d'un grand récit, de caractère midrashique dans un cas, historique dans l’autre.
En ce qui concerne les modifications de contenu de Luc par rapport à Matthieu, elles s’expliquent d'abord par l’hellénisation des logia, tant de leur expression que de leur interprétation. Papias le dit bien : « Matthieu compila (sunegrapsato) les sentences (logia) en dialecte hébraïque et chacun les interpréta comme il pouvait. » Luc fait donc ce qu’il peut pour comprendre et traduire en grec clair l’enseignement rabbinique de Matthieu.
Mais cette hellénisation ne porte pas seulement sur l'expression. Elle est aussi théologique. Matthieu A avait transcrit ce qu'il avait appris directement de Jésus. Il suggérait certes une interprétation des paroles du Christ, qu'il sollicitait contre les Pharisiens ou en faveur des "petits" du Royaume et des païens convertis, mais littéralement la tradition qu'il porte par écrit devait être assez proches des formulations du Christ et elle se comprend vraiment dans un contexte culturel juif, familier du langage prophétique, apocalyptique et escahtologique. Il en va autrement de Luc. Les "enseignements" dont il veut garantir la solidité auprès des auditeurs chrétiens ont été en grande partie "reçus" par lui de Paul et il réinterprète les logia que lui fournissent ses sources à l'appui de l'évangile prêché par Paul, son maître. Ainsi Luc relit Matthieu et le filtre au travers d'une théologie du salut, d'inspiration paulinienne. Les chrétiens de culture païenne que nous sommes redevenus se trouvent au demeurant beaucoup plus à l'aise en ce siècle avec Luc qu'avec Matthieu. Ainsi, chez Luc, Dieu sauve aujourd'hui par pure miséricorde et par pure grâce dont l'Esprit Saint est l'agent premier, plus même : le garant infaillible. Aucun évangéliste n'insiste tant sur son rôle que lui, aucun n'attache autant d'importance au don de l'Esprit et aux charismes, au point de corriger la version de Matthieu : "si vous, qui êtes mauvais, savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père du Ciel donnera-t-il l'Esprit Saint à ceux qui le lui demandent." (Lc 11,13).
Ce que sera la fin des temps, le jugement, la vie ou la mort éternelle, il invite à ne pas s'en occuper, car le Royaume de Dieu - qu'il n'appelle pas le Royaume des Cieux, et cette différence est notable avec Matthieu - a été instauré en ce monde, il est présent et actif par l'Eglise, il est "entôs humôn", que l'on peut traduire aussi bien par "à l'intérieur de vous" (Lc 17,21) que par "au milieu de vous". Ce logion, il est le seul synoptique à le rapporter. On le retrouve dans l'évangile apocryphe de Thomas, qui, par ailleurs, ne cite guère Luc, ce qui semble bien indiquer que Luc l'a reçu, comme l'auteur apocryphe, d'une tradition qu'il n'a pas inventé. On le retrouve, fortement remodelée, chez Jean dans le Discours des Adieux. Ce qui est extérieur à ce Royaume "en nours" est, comme dit Paul, "figure du monde qui passe", une vanité inconsistante.
De là vient sa tendance à adoucir les expressions et les formulations parfois abruptes de Matthieu et à effacer systématiquement les notions de jugement et de condamnation finale. Ce sont pourtant des thèmes très présents chez les théologiens néo-testamentaires de culture hébraïque, chez Matthieu, mais aussi chez Paul et chez Jean. Ce sont des familiers de la culture apocalyptique du temps. Mais un chrétien de culture gréco-latine y est rétif (encore maintenant, d'ailleurs !). Il interprète ces termes de jugement et de condamnation selon des catégories juridiques et pénales, ceux d'une justice rétributive stricte où chacun reçoit la salaire de ses bonnes actions ou l'amende de ses mauvaises. Leur sens théologique profond lui échappe et, sans aller jusqu'à les rejeter, il les estompe énormément. Dans la conception de Matthieu, Jean et Paul, le juge n'est pas arbitre qui compte les bons points et les mauvais mais il manifeste la vérité parce qu'il et la vérité, la règle, le "kritérion" absolu et infaillible, le jugement n'est pas verdict, mais épreuve de vérité, "krisis", "crise", devant la lumière et la gloire d'un roi de justice ; la condamnation n'est pas un verdict défavorable du juge entraînant une peine, mais révélation du péché qui porte en lui-même sa peine ; la damnation dans les ténèbres extérieures et la géhenne de feu n'est pas "peine à perpétuité" de mauvaises actions mais choix du pécheur de n'être rien d'autre que son péché ; la colère de Dieu n'est pas un accès de violence aveugle causé par l'aiguillon d'un outrage, elle est l'expression de la justice immanente de Dieu qui laisse le pécheur subir les effets de son endurcissement. Luc a donc une faible propension à l'eschatologie. Son évangile est celui d'un Royaume présent où la miséricorde fait loi. Luc est de culture grecque. On se souviendra que, pour Platon, le méchant est d'abord un ignorant qui confond le bien et le mal. Il est significatif que Luc soit le seul à rapporter la parole du Christ en croix : "Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font" (23,34). Sa compréhension du péché est celle d'un Juif de forte culture hellénique : un aveuglement dont seule la grâce de Dieu tire l'homme. Jean semble bien lui répondre dans son évangile. Il opère une synthèse entre les conceptions hébraïques de Matthieu et celles, helléniques, de Luc. Certes le pécheur est un ignorant et un aveugle et c'est bien pour lui que Jésus donne sa vie. Mais il fait dire à Jésus à l'intention des "Juifs" : "Si vous étiez aveugles, vous n'auriez pas de péché. Mais maintenant vous dites : "Nous voyons." Donc votre péché demeure." (Jn 9,41). Le péché n'est pas l'ignorance de la justice, mais la prétention à la justice. Et surtout : "la lumière étant venue dans le monde, les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière parce que leurs oeuvres étaient mauvaises." (Jn 3,19) ; ainsi le pécheur est un aveugle, certes, mais il choisit les ténèbres pour qu'il fuit la vérité sur ses oeuvres par lesquelles il se construit. Luc veut aller plus loin que la rigoureuse justice rétributive de Matthieu. Jean veut aller plus loin que l'indulgence de Luc : le "jugement", c'est la lumière qui brille dans les ténèbres et la "condamnation" l'endurcissement dans le péché. Un examen attentif de la parabole du Jugement Dernier en Matthieu ne dit pas autre chose. D'une certaine façon, le juif Jean réhabilite le juif Matthieu face à l'helléniste Luc.
La réserve eschatologique de Luc
Cette tendance émolliente, ce "positive thinking", s'observe particulièrement dans le choix des paraboles qu'il emprunte à Matthieu. Il refuse manifestement le mode de prédication sémitique en antithèses.
- Quelles sont celles qu'il lui emprunte ?
- L'Homme Fort (11,21-22) sur laquelle nous reviendrons pour d'autres raisons littéraires.
- La Porte Etroite (13,22-24), : le "large chemin menant à la perdition" disparaît,
- le Bon Arbre jugé à ses fruits (6,43-44) : le mauvais arbre n'est pas coupé pour être brûlé.
- le Voleur intervenant à l'improviste (12,39) qu'il fait précéder de la béatitude pour ceux qui savent veiller en tenue de service et se feront servir par le maître (12,35-38). Il redouble cette béatitude.
- La Maison constuite sur le roc et celle construite sur le sable (6, 48-49)
- Le Semeur présente également chez Marc
- La Lampe sur le lampadaire (8,16), également chez Marc
- Les deux paraboles du Grain de sénevé (13,19 et 17,6)
- Le Levain dans la pâte (13,21)
- Le Guide aveugle (6,39)
- La Brebis égarée (15,4-7) avec une péroraison propre à Luc sur le joie dans le ciel du repentir du pécheur, alors que Matthieu l'interprète dans un tout autre contexte, comme je le montrerai.
- Le Sel de la terre, également présente chez Marc (14,34) : comme chez Marc, le sel affadi n'est pas foulé au pied.
- Le retour de l'esprit impur (11,24-25) où il n'est plus question de la "génération mauvaise" qui s'y expose.
- l'Intendant fidèle et l'intendant infidèle (12,42-48) : là encore le châtiment par les "pleurs et des grincements de dents" disparaît : l'intendant infidèle recevra des coups de bâton à proportion de sa conscience du mal commis.
- Les Invités à la noce (14,16-24) : les invités trouvés dans la rue sont obligés de participer à la fête et surtout l'épilogue de l'invité jeté dehors faute d'avoir revêtu le vêtement blanc disparaît.
- le Corps et les Vautours (17,37)
- l'Arbre déraciné (17,5-6) présente aussi chez Marc
- les Vignerons homicides (20,9-16) que l'on trouve aussi chez Marc. Chez Matthieu, ce sont les Sadducéens et les Pharisiens qui tirent la conclusion : "il fera périr misérablement ces misérables." Chez Luc, c'est Jésus qui tire la conclusion : "il les fera périr" et c'est son auditoire qui répond : "Ah non alors !" (Mê genoitô)
- les Talents, devenues chez Luc des mines (19,11-27) : seul contre-exemple remarquable de cette émollience de Luc, car la rétribution est chez lui proportionnelle au gain des serviteurs, et qu'il introduit un châtiment terrible aux sujets rebelles à l'autorité du roi.
- les signes du Figuier (21,29-33)
- Quelles sont les paraboles que Luc ne reprend pas ?
- Les paraboles de l'Ivraie (Mt 13,24-30), du Trésor (Mt 13,44), de la Perle (13,45), du Filet (13,47-49) : la première et la dernière évoquent le tri entre bons et mauvais à la fin des temps.
- le Débiteur impitoyable (Mt 18,23-35) qui se termine par son châtiment.
- les deux Fis (Mt 21,28-31) : là encore, à la différence de la parabole du Fils Prodigue de Luc, il y a un bon fils et un mauvais.
- les Vierges sages et les Vierges insensées (Mt 25,1-13) : à la différence de Luc 12,35-38, où l'époux trouve des serviteurs en tenue de service et les sert, Matthieu oppose les bonnes filles d'honneur, admises à la noces, et les idiotes qui en sont exclues.
- le Jugement Dernier, dernière et majestueuse parabole (Mt 25,31-46) : elle est par excellence une parabole de jugement et de tri.
- Si l'on prend les paraboles propres à Luc (le Drachme perdue, le Bon Samaritain, l'Ami importun, l'Homme faisant fortune, le Figuier stérile, le Fils prodigue, l'Econome infidèle, le Pauvre Lazare, le Juge et la Veuve, le Pharisien et le Publicain), ce sont pour beaucoup des illustrations de la justification du pécheur repentant par la pure miséricorde de Dieu et les pécheurs impénitents sont l'objet de la patience de Dieu plus que de sa colère.
- Il ressort de ces listes que Luc expurge de son évangile la damnation et la condamnation. Une seule fois il évoque les "pleurs et les grincements de dents" (13,28), non pas pour évoquer la géhenne, mais l'exclusion des responsables religieux du peuple élu d'un royaume ouvert largement aux païens. Leur malheur n'est pas leur damnation, mais en leur obstination à ne pas entrer dans la joie du ciel. Finalement, c'est la même chose, mais exprimée dans des langages très différents. Pour la même raison, en dehors du discours eschatologique, qu'il ne peut pas esquiver, Luc est peu loquace sur l'eschatologie et n'envisage guère le Jour du Seigneur à la fin des temps. Son insistance est sur l'aujourd'hui du règne du Christ et du salut, auquel tous sont appelés et que certains dédaignent pour leur malheur présent. On notera aussi qu'il ne reprend pas les paraboles en "noir et blanc", en fortes antithèses, de Matthieu et qu'il les historie et les colorie davantage en leur donnant la forme d'un petit conte. Que l'on compare la parabole des deux fils chez Matthieu et la parabole des deux fils, celle qu'on appelle "du Fils Prodigue", en Luc. Elles ont sans doute une même origine et font partie de ces quelques paraboles qui sont passées par des traditions différentes qui les ont colorées autrement. Matthieu oppose le fils rebelle qui fait la volonté du Père et le fils docile qui ne l'accomplit pas. Luc raconte l'histoire d'un fils à papa qui gaspille son bien et sa vie et revient repentant dans la maison de son père et d'un autre fils qui refuse que le bien de son père, qui est aussi sa part d'héritage, soit employé à célébrer le retour de son scandaleux frère. Il s'agit bien d'une même histoire : le rebelle converti d'un côté, le juste bien élevé de l'autre côté. Mais dans la forme, Luc n'oppose pas directement une attitude à une autre, mais il les met en symétrie autour d'un axe, le personnage central, le père, il ne condamne pas le frère juste, mais l'invite à la fête de sa miséricorde. Surtout il commente ce que c'est que de "faire la volonté du Père" : cela consiste à se tourner vers sa miséricorde. Et ne pas faire la volonté du Père, c'est de s'en passer. La justification par la foi de Paul n'est pas loin. Quand on connaît Matthieu, on sait que cette théologie de la miséricorde est très présente, mais elle s'exprime tout autrement : le juste devant Dieu, ce n'est pas le plus repentant, c'est le plus petit.
- Il ne faudrait pas conclure de tout ce propos que Luc refuse tout développement eschatologique. Beaucoup moins que Matthieu, c'est sûr. Mais il garde bien le discours eschatologique qu'il a trouvé chez Matthieu et chez Marc et qu'il polit, voire police. Et surtout il énonce un enseignement eschatologique qui lui est propre. Il se trouve dans la conclusion de sa parabole du juge inique qui finit par rendre justice à la veuve qui le harcèle pour l'obtenir. "Toutefois, quand le Fils de l'Homme viendra, est-ce qu'il trouvera la foi sur la terre ?" (Lc 18,8) Peut-être est-ce l'écho de ce passage, que l'on ne trouve que chez Matthieu, où le Christ annonce que "la charité de beaucoup se refroidira" (Mt 24,12). Mais Luc réinterprète les derniers temps en un sens qui est conforme à sa théologie : le salut est donné à ceux qui le demandent dans la foi aujourd'hui et jusqu'à la fin des temps. Il n'énonce pas une prophétie sur les derniers temps, comme Matthieu, mais appelle à l'urgence de la conversion pour aujourd'hui, car on ne peut gager que demain le monde sera sauvé par sa foi. L'eschatologie de Luc est en fait un gros point d'interrogation : il y aura une fin des temps où le Christ sera tout en tous, mais comment il règnera, comment il jugera, il n'en sait rien, mais il en trouve les indices dans sa façon de régner et de juger en ce temps.
Les conventions rhétoriques de l'histoire antique
- Luc en bon historien s'emploie à garder le style, les expressions et les tournures de ses sources. Il garde ainsi certains araméismes ou hébraïsme de son original ; par exemple, en Luc 14,26, il garde l'expression araméenne d'origine pour exprimer la préférence : "si quelqu'un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère...", expression sémitique pour dire : si quelqu'un ne me préfère pas à son père, sa mère..." Il n'adapte l'expression de Matthieu que lorsqu'elle paraît absconse pour un auditeur non averti ou pourrait être mal interprétée, non parce que les araméismes le gêneraient. Dans le passage cité, l'araméisme est curieusement conservé en dépit de la dureté de sa translittération en grec, tout simplement parce qu'on la retrouve dans la Septante ("J'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaü"). C'est sa Bible de référence et il y conforme sa langue. Ce sont des araméismes bibliques que Luc ne dédaigne pas, au contraire. Il conserve même certains araméismes, parfois, avec ostentation, dans des passages qui lui sont propres et qui proviennent de sources judéennes. Il les authentifie ainsi auprès du lecteur et il en garde la "couleur locale" à dessein, comme pour citer ses sources... et renvoyer à la Septante. C'est très largement le cas dans l'évangile de l'enfance, où les tournures araméennes (1, 42 : "Elle éleva la voix d'une voix forte : Tu es bénie entre les femmes, et le fruit de tes entrailles est béni" : 3 araméismes en un court verset !) et les références bibliques pullulent, mais aussi dans les Actes des Apôtres lorsqu'il cite une prière liturgique (Ac 4,24-30). J'en observe un également dans l'évangile des Disciples d'Emmaüs (Lc 24,18 : "Toi seul résides à Jérusalem et ne connais pas..." pour rendre : "tu es bien le seul à résider à Jérusalem et à ne pas connaître...") par lequel il authentifie le témoignage qu'il livre.
- Souvent, suivant l'exemple des historiens antiques, de Thucydide à Tacite, Luc simplifie les discours doctrinaux que l'on trouve en Matthieu. Il l'allège de ses développements qui parlent surtout aux judéo-chrétiens de Palestine et laisseront les pagano-chrétiens de marbre. Toute la halakhah (jurisprudence tirée de la Torah) qu'on lit dans Matthieu disparaît et s'il reprend bien les diatribes de Jésus contre les Pharisiens, par souci d'exhaustivité historique, il supprime les invectives les plus violentes qui lui paraissent des redondances inutiles, peu compréhensibles hors de Palestine et susceptibles de heurter un public non-averti. Mais, même lorsqu'il reprend les enseignements de Matthieu, il les résume, tels certains éléments du grand Sermon sur la Montagne et même le Notre Père, dont on peut être sûr qu'il circulait dans toutes les communautés dans la version qu'en donne Matthieu et qui s'est imposée. Il traite la doctrine de Matthieu en historien : il la résume et en garde les caractéritiques essentielles.
- A la différence de Marc, Luc ne peint pas de scènes de genre. Il n'a pas ce goût du détail parlant. A la différence de Matthieu, il ne joue pas des contrastes clair-obscur. Il faut recevoir son évangile comme un grand oeuvre, remarquablement composé, dont les détails trouvent place dans un tableau lumineux. L'exactitude historique d'une scène ou l'authenticité littérale d'une parole lui importe bien moins qu'aux historiens modernes. Il a fallu attendre Eusèbe de Césarée pour qu'un historien donne la parole à ses informateurs et cite ses sources ! Ce qui lui importe, c'est de situer ces événements et ces paroles de Jésus dans une histoire où se révèle le don de la grâce et de la miséricorde par Jésus Christ. Luc est résolument historien, au sens antique du terme, et non chroniqueur ou journaliste, à la façon d'Hérodote. L'histoire savante antique démontre par les faits la justesse de conceptions politiques (chez Thucydide, la critique de la démocratie athénienne, dépendante de son empire maritime et condamnée à la défaite ; chez Tacite, l'apologie d'une monarchie impériale tempérée par l'aristocratie sénatoriale). Remplaçons la politique par le salut en Jésus Christ et nous comprendrons la démarche de Luc et son rapport au "fait brut". Il ne le recherche pas pour lui-même, car c'est son interprétation dans la foi qui compte. Même dans sa présentation, du procès de Jésus, assez différente de celle de Matthieu et de Marc, sa narration factuelle, presque neutre, est soutenue par une attitude morale, à savoir son refus de condamner les méchants : tous coupables, Juifs comme païens, opposants comme disciples, tous ignorants de ce qu'ils faisaient. On n'est pas loin de l'épître aux Romains : tous coupables, tous appelés au salut, en commençant par Israël et en finissant par Israël.
Les réinterprétations de Matthieu par Luc
Il arrive à Luc de modifier carrément ce que Matthieu A propose, selon une rhétorique démonstrative de la doctrine inspirée de Paul de la justification par la miséricorde de Dieu et selon un plan d'exposition savant. Il choisit un moment de son récit qui lui paraît convenir particulièrement au développement doctrinal proposé et la construction de la démonstration est souvent remarquable. Nous ne devons pas oublier que, pour un historien antique, l'histoire est le support d'un enseignement moral ou politique. Il arrive assez souvent que la démonstration amène à recomposer l'ordre des événements. C'était vrai chez Matthieu, mais c'est aussi vrai chez un historien qui a des leçons à faire passer.
- Un exemple d'adaptation de Matthieu A se trouve dans la parabole de « l’homme fort ». On la retrouve dans les trois synoptiques, en Matthieu 12, 29, Marc 3,27 et Luc 11, 21-22. On peut supposer qu’elle figurait dans Matthieu A et Marc l’a repris en l’état et l’a située dans un contexte précis : une controverse à Capharnaüm entre Jésus et une commission doctrinale sur le pouvoir de Jésus sur les démons, cette controverse aboutissant à la mise en garde relative au blasphème contre l’Esprit. C’est Marc qui lie les deux logia. Matthieu B reproduit à son tour l'ordre d'exposition de Marc. Mais Luc, reprenant Matthieu A, en propose une version un peu différente, sous la forme d’un fabliau nettement plus coloré et surtout le blasphème contre l’Esprit est évoqué plus loin, en 12,10 à propos de la persécution des disciples. La transformation de la parabole et le déplacement du logion sur le blasphème contre l'Esprit résultent de l'interprétation théologique que Luc fait des logia de Matthieu A. Nonobstant le respect habituel chez Luc des séquençages de Marc, il estime que ce logion mystérieux de Matthieu A a sa place ailleurs d’après ce qu’il en comprend. C’est dommage parce que Marc nous met sur la voie de l'interprétation de cette mystérieuse sentence sur le blasphème contre l'Esprit en la situant dans un contexte précis : c’est en réponse aux insultes contre Jésus traité de suppôt de Beelzeboul qu’il met en garde ses contradicteurs contre l’offense à l’Esprit, qui consiste à voir le salut comme un mal, et les oeuvres de l'Esprit comme des oeuvres sataniques.
- Autre exemple : la parabole de la brebis égarée. Les textes de Matthieu et Luc sont proches, mais Luc image encore davantage la scène, montrant la joie du berger et le soin qu’il apporte à sa brebis. Surtout Luc interprète la parabole comme nous le faisons habituellement : Jésus va chercher le pécheur dont conversion fait exulter le ciel. Il la situe donc dans une longue et très belle séquence sur la miséricorde divine. Matthieu fait un autre choix : il rapporte la parabole à l’amour prévenant de Dieu pour les petits, disciples et frères de Jésus, dont la brebis perdue est l’image la plus aboutie. Qui de Matthieu et de Luc est le plus près du message du Christ ? Tous les deux, car la parabole a certainement été reprise par Jésus dans des contextes différents et elle était ouverte à des interprétations différentes. Chacun peut choisir le contexte qui lui paraît le plus éclairant. Je note, au demeurant, que cette parabole est l'écho d'une très belle parabole talmudique. Au pays de Madiân, Moïse alors que Moïse garde le troupeau de Jethro, une brebis d'échappe, il lui court après et finit par la retrouver dans un coin étriqué et ombragé, derrière une mare où la brebis boit. Moïse lui dit : "Je ne savais pas que tu avais si soif ! Tu es si fatigué !". Il la prend sur ses épaules et le Saint, se révélant à lui dans le buisson ardent, lui dit : "puisque tu prends soin des brebis des hommes avec un amour si complet, par ta vie, je le jure, tu seras le berger de mon peuple Israël."
- Autre exemple encore : la séquence commune à Matthieu et à Luc sur la grandeur de Jean Baptiste et sur sa mission de précurseur. Les deux textes sont très proches, mais Luc situe beaucoup plus précisément ce passage dans son récit : après la guérison du garçon du centurion et la résurrection du fils de la veuve de Naïn, près de Nazareth, lequel récit ne se trouve que chez lui. Il insiste sur la formulation exacte, qu’il répète deux fois, de la question de Jean transmise par ses disciples. Par ailleurs, lorsque Jésus s’adresse à la foule, il ne prononce pas le logion que Matthieu place au cœur du discours sur le Royaume souffrant violence. Pourquoi ? Ou parce qu’il ne sait que faire de ce passage obscur qui ne concerne que les disciples de Jean-Baptiste, ou parce que c’est Matthieu B qui a rapporté un logion indépendant qu'il avait dans le trésor de sa tradition et l'a placé opportunément au cœur de ce passage. La conclusion de tout ce passage relatif à Jean-Baptiste est rigoureusement identique : la parabole des gamins qui se chamaillent sur la place publique (Mt 11, 16-19 ; Lc 7, 31-33). Mais juste avant cette conclusion, Luc évoque le baptême de Jean que les Pharisiens et les légistes auraient refusé. C’est conforme à sa version de l'appel au baptême par Jean : les foules nombreuses et diverses s’étaient pressées pour recevoir le baptême mais les Pharisiens n'en faisaient pas partie. Matthieu, lui, nous livre une toute autre version : les Pharisiens étaient venus en nombre pour être baptisés et s’étaient fait apostropher violemment par le Baptiste. On retrouve le problème déjà rencontré : toutes les invectives contre les Pharisiens "race de vipères" que l'on trouve dans Matthieu ne se trouvent pas en Luc. Ce dernier les a-t-il laissés de côté ou sont-ce des ajouts de Matthieu B ? Je ne sais pas répondre avec certitude. En tout cas cette conclusion est un ajout de Luc au texte de Matthieu A. Il est sans doute inspiré d’autres passages et d’autres sources ; il oriente et atténue le travail interprétatif plutôt corsé du texte original que l'on retrouve en Matthieu.
Quand Luc paraît pasticher Matthieu
Dans certains cas, rares, Luc propose une version plus fournie que Matthieu. Ainsi fait-il suivre l’évocation des « jours de Noé » de celle des « jours de Sodome ». De même la parabole des mines est incluse dans une autre parabole, celle des serviteurs rebelles à leur futur roi (Lc 19, 12-14 conclue en 19, 27) dont la fin cruelle et orientalisante tranche avec la tonalité consolante de l'ensemble de l'évangile de Luc. Après avoir donné la conclusion de la parabole principale ("Je vous le dis, à celui qui a on donnera, mais à celui qui n'a pas, on ôtera tout ce qu'il n'a pas") il conclut la parabole secondaire qui l'inaugure et la termine avec ces mots : "Quant à ceux-là, mes ennemis qui n'ont pas voulu que je règne sur eux, amenez-les moi ici et égorgez-les devant moi !" (Chez Matthieu, le serviteur paresseux est jeté dehors, là où sont les pleurs et les grincements de dents...). Enfin il résume les béatitudes de Matthieu, mais les fait suivre d'imprécations contre les "mondains".
Ces trois extensions lucaniennes de passage de Matthieu sont très étonnantes car elles sont de tonalité très matthéennes.
- En effet, dans la parabole du festin nuptial (Mt 22, 1-11 ; Lc 14,16-24) c'est chez Matthieu que l'on trouve une parabole de colère, celle de l'invité entré au festin nuptial sans vêtement de noce, en conclusion d'une parabole commune à Matthieu et Luc. En règle générale, c'est Luc qui édulcore, comme on l'a vu, et fait disparaître la menace du châtiment éternel. Il ne le fait pas dans cette parabole. Or c'est la plus brutale et embarrasante de tous les évangiles et elle lui est propre. Elle est très matthéenne : le thème est royal (un roi s'en va recevoir la royauté), les serviteurs reçoivent une récompense proportionnelle au gain, l'unité de compte de la parabole, la mine, est beaucoup moins énorme que le talent et le châtiment final est brutal.
- Concernant les châtiments des temps de Noé et de Sodome, on s'étonne de lire chez Luc un enseignement eschatologique de Matthieu A redoublé. Ainsi le Jour du Seigneur viendra comme est venu le châtiment par l'eau de l'humanité que personne ne voyait venir et Luc ajoute : pas plus que le châtiment de Sodome par le feu. Ce passage n'est pas une simple redondance biblique : Luc met en parallèle les jours de Noé et les jours de Sodome, où chacun vaque à ses occupations dans un monde sans piété, mais il ne se répète pas et les différences sont éloquentes : on ne se marie pas à Sodome et on y fait de belles affaires. Cette rhétorique de la répétition imparfaite est la même que dans la parabole du Jugement Dernier. Surtout un châtiment peut s'abattre sur les disciples qui auront gardé la nostalgie de ce monde et auront regardé en arrière : "Souvenez-vous la femme de Lot" (17,29).
- Enfin les imprécations qui suivent les malédictions semblent beaucoup plus proches de la thématique et de la rhétorique par antithèse de Matthieu, plus volontiers imprécative.
Dans ces trois cas, tant par le sujet, par le style, par la qualité midrashique du récit, Luc se montre presque plus matthéen que Matthieu. Comment Luc en est-il venu à déroger à sa douceur habituelle ? Je ne sais pas. Ou Matthieu B a simplifié Matthieu A ou Luc s’est inspiré de sources parallèles qui étaient proches de la tradition d'Antioche de Matthieu. Pourquoi Luc a-t-il dérogé ainsi ? Je ne le sais pas plus. Peut-être ne faut-il pas imputer cette disparition à l'auteur et à son école de rédacteurs, mais à des copistes qui auraient permuté Luc et Matthieu ou auraient cherché à simplifier Matthieu de ce qu'ils trouvaient accessoire voire choquant, mais c'est un peu tiré par les cheveux. J'avoue ma perplexité devant ce problème stylistique. J'aurais tendance à penser que Luc a repris, sans l'édulcorer, la parabole tel qu'elle lui est parvenue d'une autre tradition apostolique.
Luc et le narratif de Marc
Luc reprend la relation de Marc sur le ministère galiléen de Jésus, en l’abrégeant, en l'ébarbant de tous ses éléments pittoresques et en la polissant. Je ne connais qu'un passage où Luc ajoute un détail, assez gratuit, à la narration de Marc ; il n'est pas attesté dans tous les manuscrits, mais il est certainement d'origine, tant il est anodin : le récit des épis arrachés commence chez lui par ce fait : Il arriva un jour de shabbat appelé second-premier..." (Lc 6,1). Je suppose que ce détail typique d'une chronique figurait dans la version de Marc dont Luc disposait, qu'elle a été retirée assez vite des copies de Marc mais qu'elle s'est maintenue plus longtemps dans les copies de Luc. Difficile au demeurant d'en trouver la juste interprétation : shabbat suivant immédiatement une fête ? shabbat suivant le 2ème jour de la Fête des Azymes, donc peu après la fête de la Pâque ? Sans intérêt, sinon pour un travail de reconstitution de la chronologie de la vie de Jésus qui n'a jamais vraiment été tentée tant l'entreprise paraissait impossible - ce que je ne crois nullement.
Sinon, de Marc, Luc garde quelques épisodes (les démons chassés au nom de Jésus par exemple) que Matthieu n’avait pas trouvé utiles à son propos didactique et qui trouvent toute leur place dans sa somme historique. Il y ajoute quelques épisodes : le scandale à Nazareth, qui semble en fait un résumé de trois passages à Nazareth, dont un évoqué par Marc, la pêche miraculeuse, la résurrection du fils de la veuve de Naïn, le départ solennel pour Jérusalem.
Toutefois il s’en détache nettement au milieu, pour davantage jalonner la montée à Jérusalem d’événements et d’enseignements, notamment la mission des 70 (ou 72) qu’il est le seul à raconter. Il change aussi parfois le contexte des passages qu’il partage avec Matthieu et Marc et que ce dernier avait placés à Jérusalem ou à proximité. Par exemple la question d’un scribe sur la vie éternelle est sortie des récits de la Semaine Sainte, sans doute pour de bonnes raisons historiques et surtout rhétoriques. Il s'affranchit totalement du cadre narratif de Marc, que Matthieu B avait repris et complété, et propose une version différente du procès devant Pilate et de la crucifixion. Il revient partiellement à Marc dans ses récits de la résurrection, mais fournit des récits beaucoup plus amples des apparitions aux disciples. Quant à l'apparition de Jésus en Galilée, elle est propre à Matthieu et ni Marc ni Luc ne la reprennent. En somme, à partir du départ vers Jérusalem, donc dès le chapitre 9 d'un livre qui en compte 24, Luc fausse compagnie à Marc et développe un narratif différent jusqu'à l'arrivée à Jérusalem, où il recolle à son schéma à peu de choses près à son schéma, et à nouveau s'écarte de Marc pour évoquer la journée du vendredi où Jésus est crucifé.
Marc organisait son évangile autour de deux théophanies antithétiques : l'une au sommet de l'Hermion au terme de son ministère galiléen, l'autre au Golgotha au terme de sa marche à travers la Judée. Après l'évangile de l'enfance, Luc organise son récit et ses leçons évangéliques en trois parties : la Galilée, la traversée de la Samarie et de la Judée, Jérusalem. La première phase est abrégée et la mission dans la périphérie païenne de la Galilée n'est pas montrée et la deuxième phase nettement plus détaillée que chez Marc.
Cette remarque attire notre attention non plus sur les informations propres à Luc mais sur ses silences sur certains passages de Marc qu’il ne reprend pas. C’est toujours intentionnel. Nul n’est besoin d’invoquer une version corrompue de Marc pour en rendre compte.
- Certains peuvent s’expliquer par un parti pris historiographique : il remplace l’appel des 4 premiers disciples par la pêche miraculeuse, il n’évoque pas la mort de Jean-Baptiste qui lui paraît hors de son sujet. Plus curieusement, il ne dit rien non plus de la sortie de Jésus et des Douze de Galilée au territoire de Tyr et de Sidon, de la guérison de l’enfant de la Syrophénicienne, ni de la guérison de l’aveugle sourd qui suit. Dans la démarche historique et synthétique qui est la sienne, il a estimé sans doute qu’il fallait éviter les redondances : la guérison du « garçon » du centurion de Capharnaüm suffisait pour montrer la réponse miséricordieuse du Christ à la foi des païens.
- Beaucoup plus étonnant est le traitement de la multiplication des pains. Il n’en mentionne qu’une, la première, alors que Marc et Matthieu en indiquent deux. Là encore il peut y avoir vu une redondance. Mais surtout il arrête net son récit là où il voulait le conduire : la satiété des participants. Rien sur le départ en barque des disciples, rien sur les vents contraires qui les surprennent et surtout rien sur la marche de Jésus sur l’eau. Pourtant même Jean, plus tard, reprendra le récit de la multiplication des pains en introduction du discours sur le Pain de Vie, et, sans nécessité pour son récit, confirmera que Jésus est bien apparu marchant sur les eaux, comme un fait exprès pour corriger Luc (dont il connaît l’évangile, de toute évidence, comme on le verra). Cette apparition avait manifestement frappé les esprits. Pourquoi ce silence très volontaire ? Luc aurait fait comme beaucoup de prédicateurs aujourd’hui : cet épisode, qu’à notre différence, il ne lit que dans Marc, lui aurait paru gratuit, mal attesté, accessoire voire suspect, il aurait donc préféré n’en rien dire. Luc nous donnerait ainsi un aperçu sur sa façon de travailler à son ouvrage : sa démarche reste rationnelle et si un miracle si invraisemblable se produit, testis unus testis nullus. La tempête apaisée ? passe. Jésus marchant sur les eaux ? non. Ce merveilleux est douteux, c'est une théophanie fantomatique et terrifiante et elle ne lui paraît rien ajouter au miracle des pains. Je ne vois pas d’autre explication que par l’esprit critique.
- Enfin Luc n’évoque pas la demande des fils de Zébédée d’être à la droite et à la gauche du Messie. Dans ces deux cas, il « floute » à nouveau l’identité des personnages. Qui est le plus grand ? Il place cette controverse à un moment éminemment signifiant : à la fin de la Cène, après le partage du pain et du vin. Il entend le sens profond de l’enseignement de Jésus, il fait le rapprochement avec la Passion où ce sont des brigands qui sont élevés à sa droite et à sa gauche. Il comprend bien le sens de la réponse de Jésus en Marc. Il va donc en souligner la portée en le déplaçant au cœur de la Passion, comme le fera Jean après le lavement des pieds et dans le Discours final. Et il peut ainsi gommer de la scène les fils de Zébédée par pudeur à leur égard. Le procédé est exactement le même pour l’onction à Béthanie : donner à connaître le sens d’une parole ou d’un geste en en changeant le contexte et en ne donnant pas de nom.
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Pour ce dernier épisode, Luc trahit Marc délibérément. L’onction à Béthanie, que Marc (donc Matthieu) situe au début de la Semaine Sainte, est conservée, mais très curieusement totalement retravaillée. La scène a lieu quelque part en Galilée chez le Pharisien Simon, dont il conserve le nom donné par Marc. Beaucoup de commentateurs en ont fait un épisode distinct de l'onction à Béthanie, mais la scène était tellement aberrante et scandaleuse par son caractère érotique et somptuaire qu'on a du mal à croire qu'elle ait pu se répéter. De toute évidence, Luc choisit de travestir l'histoire. Il ne veut manifestement pas la rapprocher de l’entrée messianique à Jérusalem et met un autre commentaire du geste dans la bouche de Jésus. Autre source ? Peut-être. Plus vraisemblablement Luc veut jeter un voile de pudeur sur Marie et, pour des raisons inconnues, élude toute implication de la fratrie de Béthanie, de près ou de loin, dans le drame de la Passion. Il est le seul des synoptiques à parler de cette famille, dans ce passage où l'on voit Marthe s'agacer contre sa soeur qui écoute Jésus au lieu de l'aider au service (Lc 10, 38-42). Marc et Matthieu ne parlent jamais de ces deux soeurs ni de Lazare. Pour sa part, Luc a présenté Marie comme la fidèle attentive à la parole de Jésus. Il s'attacherait à brouiller son identité de femme pécheresse, à rendre un peu moins scandaleux l'incident et à mettre son geste à distance de Jérusalem. N'a-t-il pas également brouillé (comme Marc) l'identité de "Lévi" le publicain, autre pécheur public ? Le changement de contexte me paraît intentionnel. Luc réinterprète l’enseignement que Jésus donne en Marc pour ne soit pas fait le lien entre Marie et la pécheresse ni entre le geste de la pécheresse et l’ensevelissement prochain du Christ. Il brouille toutes les pistes qui conduisent à Marie de Béthanie. La bonne œuvre en vue du son ensevelissement devient une manifestation d’amour d’une pécheresse à qui les nombreux péchés ont été remis et qui manifeste d'autant plus d'amour. Dans ce cas, à nouveau, Luc s’affranchit de l'interprétation donnée par Marc, reprise par Matthieu B puis par Jean, à savoir une anticipation prophétique de l'ensevelissement (et, chez Matthieu B et Jean, le moment où Judas bascule dans la trahison). Il concentre l'attention sur la portée purement apodictique de la scène, qui devient illustration du vrai repentir où la grâce de la charité surabonde là où le péché a abondé. Il ne néglige pas le texte de Marc : le geste amoureux de la femme suscite l'indignation des participants, la réponse de Jésus qui loue sa "bonne oeuvre" et son engagement complet, sa mémoire sera éternellement célébrée dans l'Eglise - ce qui l'oblige à en parler à son tour ! - mais il ne veut pas que soit établi la moindre correspondance entre cette femme, Marie, le geste et la Passion de Jésus. Il ampute et réinterprète la scène en conséquence. Il se trouve que Jean, plus tard, donnera raison à Marc (en corrigeant apparemment un peu sa chronologie) : cette femme pécheresse, c'était Marie, elle a commis son geste stupéfiant quelques jours avant la mort de Jésus et c'était bien son ensevelissement qu’elle annonçait comme précurseuse des "saintes femmes". Et il donne raison aussi à Marc et Matthieu B : Judas bascule dans la trahison pour cette raison.
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Une inexactitude historique aussi délibérée de la part d'un historien a de quoi surprendre. Fallait-il que la vérité fût embarrassante ! La discrétion de Luc sur Marie de Béthanie me paraît devoir être mise en rapport avec la discrétion presque totale à laquelle il s'oblige sur son frère Lazare, lui-même présent, selon Jean, lors de l'onction à Béthanie et associé étroitement à la Passion. La famille de Béthanie n'est jamais évoquée chez Marc ni chez Matthieu. Marie et Marthe apparaissent dans l'évangile de Luc, mais Lazare, lui, n'est jamais mentionné sinon, de façon allégorique, dans la parabole du riche et du pauvre Lazare, où le miracle de sa résurrection pourrait être présenté à mots couverts à la fin à la fin ("même si quelqu'un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus".) Lazare n'apparaît pas dans la vie réelle, mais il apparaît dans une parabole, comme Alfred Hitchcock dans ses films. Cette discrétion sur Lazare et, dans une moindre mesure, sur ses soeurs est d'autant plus étonnante que Jean non seulement consacre un chapitre entier à sa résurrection mais qu'il fait de ce miracle la cause immédiate de la décision de Caïphe de mettre à mort Jésus. Comment l'interpréter ? Clandestinité de Lazare respectée par l'Eglise de Jérusalem de son vivant pour le protéger ? Demande explicite de Lazare aux Douze, puis à Luc, de ne pas apparaître comme miraculé et témoin privilégié ? Humilité de celui qui a été rendu à la vie devant celui qui est passé à une vie nouvelle et est vraiment ressuscité ? Gêne, du vivant de Lazare, à évoquer le miracle presque scandaleusement provoquant dont il a bénéficié ? Embarras à le mêler au drame de la Passion dont il aurait été la cause involontaire ? Je risque un hypothèse ci-dessous : éviter le scandale que des interprétations hâtives occasionneront inévitablement. Quoiqu'il en soit, il me paraît certain que Luc protège Lazare et sa soeur Marie de toute implication dans la Passion, tout en honorant leur personne dans un récit et un conte.
Silence délibéré autour de Lazare et de Marie de Marc et de Luc ?
Ce brouillage qu'aurait opéré Luc sur la famille de Lazare attire notre attention sur un procédé que l'on retrouve dans les autres synoptiques. De Lazare et de ses soeurs, il n'est pas même question chez Marc et chez Matthieu, tandis que Jean fait d'eux des personnages majeurs parmi les disciples de Judée. Ce contraste est saisissant et Luc nous donne une piste pour l'interpréter : ni Marc ni Matthieu ne veulent lever ce qui paraît un "lourd secret" dans la première Eglise, que Luc suggère juste.
Nous avons un autre exemple de "lourd silence" dans les synoptiques : Marie, mère de Jésus. Jean fait de Marie la première des croyantes qui "accouche" Jésus à sa vie publique à Cana et il rappelle sa présence à ses côtés au pied de la croix où elle reçoit le disciple comme son fils et où Jean reçoit Marie pour mère. Elle apparaît peu, mais excusez du peu ! Elle enfante Jésus à sa mission et à sa Pâque, et c'est considérable. Or Marc et Matthieu sont plus que discrets sur Marie, mère de Jésus. Chez Marc, elle n'apparaît qu'une fois, à Capharnaüm où elle accompagne les "frères" de Jésus qui demandent à lui parler. Chez Matthieu, ce même épisode est rapporté. Marie apparaît de plus dans son évangile de l'enfance à propos de la conception virginale de Jésus, mais presque comme un personnage secondaire. Sa personne s'efface devant celle du chef de famille, Joseph, et Nazareth, bourgade où vit Marie, n'apparaît comme séjour de la famille de Jésus qu'à la fin de cet évangile, après la fuite en Egypte. Rien de plus sur la mère de Jésus. Luc est beaucoup plus disert : son évangile de l'enfance en fait le personnage central. Dans le cours de la vie publique de Jésus, selon Luc la mère de Jésus apparaît deux fois. d'abord Luc cite Marc, au mot près, en reprenant l'épisode de la visite de la mère de Jésus et de ses "frères" (Lc 8,19-21) qu'il place au même moment, avant l'épisode de la tempête apaisée. Ensuite il fait allusion à elle dans les mêmes termes qu'Elisabeth dans l'évangile de l'enfance (Lc 1,45) : "Il arriva, tandis qu'il parlait ainsi, qu'une femme éleva la voix depuis la foule et dit : "Heureuses les entrailles qui t'ont porté et les seins que tu as têtés !" Mais lui répondit : "Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent !" (11,27-28). Par cette réponse, Luc explique le sens de la parole de Jésus rapporté par Marc lors de la visite de ses parents à Capharnaüm, et pour cela il se cite lui-même (à moins qu'il ne cite ce passage dans son évangile de l'enfance, qui semble postérieur) : Marie est heureuse parce qu'elle a entendu et gardé la parole de Dieu. Il en dit donc un tout petit peu plus sur Marie pendant la vie publique de Jésus : elle reste pour Jésus celle qui a cru. Mais elle n'apparaît guère, pas même au pied de la croix. On la retrouve dans les Actes au Cénacle auprès des disciples en prière, juste avant la Pentecôte. Mais on reste très loin du double témoignage, ramassé mais extrêmement dense, de Jean. Comme Lazare, la mère de Jésus reste dans l'ombre des synoptiques pendant tout le ministère de Jésus. On l'a interprété comme un oubli, une ignorance, une négligence. Je pense que c'est volontaire. On a tendance à considérer que si les synoptiques ne parlent pas d'un événement ou d'une personne, c'est qu'ils l'ignorent ou le négligent, mais on n'a jamais envisagé qu'ils aient choisi de ne pas en parler. Cette discrétion totale respectée par les synoptiques, Jean ne s'y estime plus tenu, sans doute parce que la mort de Lazare et de Marie lui permet de lever le secret sur leur place dans le drame de la Passion.
Mais pourquoi ce dessein ? on observe ce brouillage ailleurs : Matthieu appelé "Lévi" par Marc et Luc, les frères de Zébédée réclamant la première place que Luc fait disparaître de la controverse, Marie de Béthanie... Mais ce sont là des pécheurs dont on peut choisir de ne pas signaler le péché. Concernant Marie et Lazare (donc sa famille), je pense qu'en raison des miracles dont l'un et l'autre ont été gratifiés et de leur intimité avec Jésus, il fallait les protéger de toute curiosité, marque de piété désordonnée, exaltation, apothéose... ou de tout soupçon scandaleux. Il fallait maintenir le regard des croyants sur Jésus seul comme seul intercesseur auprès du Père. En bref la "mariolâtrie" aurait été redoutée par Marie et les Apôtres. Il n'empêche : Marie avait été la vierge mère du fils de Dieu pendant toute la vie de Jésus, et Lazare était revenu du séjour des morts au bout de 4 jours. Cela ne pouvait se proclamer ouvertement qu'après leur mort. Tant qu'ils vivaient, il fallait les maintenir dans l'ombre.
A l'appui de cette thèse d'un secret, à caractère non-ésotérique, observé par les synoptiques, nous avons un indice fort, du moins en ce qui concerne Lazare et il nous oblige à revenir à Marc et à "l'évangile secret" que Clément d'Alexandrie lui attribue.
Ces passages, qui ne figurent pas dans la version canonique de Marc, celle dont disposent Matthieu et Luc, sont très éclairants sur ce que Cyrille désigne comme les secrets à réserver aux seuls initiés. Je renvoie à la fin du chapitre sur Marc qui en donne les extraits cités par Cyrille. Ils ne sont pas ésotériques, mais sont commandés par une grande discrétion en raison de leur caractère scandaleux appelant une interprétation précise. Ils tournent autour des personnes de Lazare et de Marie de Béthanie, dont Jean dévoilera l'identité. Le récit de Marc diffère de celui de Jean qui semble le connaître, car, à son habitude, il ne s'étend que sur les "à-côtés" que Marc délaisse : les circonstances du déplacement à Béthanie et le dialogue avec Marthe. Le récit de la résurrection diffère aussi dans le détail. Mais le rapprochement que Marc nous oblige à faire avec le jeune homme riche et le jeune homme de Gethsémani est évident. Il semble que la tenue du jeune homme - nu sous un drap - au cours de sa catéchèse soit un des motifs de cette discrétion, tant ce détail pouvait être interprété en un sens licencieux dont Carpocrate s'était sans doute emparé, à la façon des Nicolaïtes : "Quant aux mots "nu à nu" et aux autres à propos desquels tu m'as écrit, ils ne s'y trouvent pas" écrit Clément, ce qui en dit long sur l'interprétation que tirait Carpocrate de cet évangile secret. La nudité sous un simple drap, qui était sans doute devenu la tenue habituelle de ce nouveau disciple, est à mettre en rapport avec Isaïe 32,11 : "Déshabillez-vous, mettez vous à nu et ceignez vos reins." C'est le signe du renoncement aux richesses : riche le jeune homme était dans sa vie antérieure, il n'avait pas réussi à se détacher de ses richesses pour suivre Jésus ; nu il était dans la tombe et à son réveil, c'est lui qui porte un regard aimant sur Jésus et demande à le suivre ; Jésus lui demande de signer sa nouvelle condition de disciple par cette tenue de pénitent. La parabole du "pauvre Lazare" de Luc signale sans doute cette condition nouvelle du disciple appelé à "suivre nu le Christ nu" comme disait François d'Assise.
On comprend, à la lumière de ce passage de Marc, qu'il y avait bien des secrets qui n'étaient pas communiqués au commun des fidèles. Ce sont les personnes et les attitudes qui seront immanquablement interprétées comme objet de scandale par les destinataires de l'Evangile : une vierge mère, la pécheresse capable de grandes excentricités par amour et provoquant Judas à la trahison, son frère, un jeune homme riche ressuscité et suivant Jésus nu sous son drap.
A Marie, mère de Jésus, à Lazare et à sa soeur Marie, il faut ajouter une autre personne dont Luc tait le rôle, même dans son témoignage sur la résurrection : Salomé. Chez Matthieu, elle apparaît une fois, pour demander à Jésus que ses fils soient placés à sa droite et à sa gauche dans son Royaume. Chez Marc elle est du groupe des saintes femmes et, dans ce "passage secret" de Marc, elle tente d'avoir un entretien avec Jésus qui ne la reçoit pas. C'est sans doute sa façon à lui de montrer que Salomé voulait intercéder "en appel" auprès de Jésus pour ses fils. C'est une précaution que Matthieu B abandonne en désignant Salomé comme l'instigatrice de la demande. Mais il est clair que Luc veut brouiller les pistes qui mènent à la femme de Zébédée, pour une raison que nous ne connaissons pas. Il est possible que, dans le récit des apparitions pascales, c'est elle que Luc appelle "Marie, mère de Jacques" et il faut comprendre "Jacques de Zébédée" et non "Jacques frère de Jésus", comme les exégètes catholiques l'ont souvent compris.
De cette hypothèse plausible d'un secret conservé autour de Lazare et de Marie par les premiers évangélistes, je tire une autre hypothèse quant à la rédaction de l'évangile de Luc. L'évangile de l'enfance paraît un vaste prologue ajouté après coup au livre. Le chapitre 3 de Luc commence par une introduction historique solennelle, qui fait pièce à l'entrée en matière brutale de Marc. Luc y rappelle le moment historique où commence l'annonce du Royaume. On a l'impression que l'évangile, dans une version initiale, commençait là. Les deux premiers chapitres sur l'enfance de Jésus paraissent avoir été ajoutés ensuite, et ils sont d'une toute autre facture, beaucoup plus midrashique que le reste de son évangile, comme s'il avait rapporté dans un deuxième temps une source documentaire, à peine remodelée, d'origine judéenne et sacerdotale. Elle ne dépareille pas dans le plan d'ensemble, car à l'évangile de l'enfance répond bien l'évangile de la résurrection, le chapitre 24,. Sans doute Luc avait-il bien dans l'idée, au départ, d'utiliser cette source. Ces premiers chapitres auraient pu avoir été rapportés dès que Luc l'a jugé possible, à la fin de sa rédaction, voire dans une deuxième édition. Il est tout-à-fait possible qu'il ait procédé à cette adjonction sitôt le devoir de discrétion sur la mère de Jésus levé. Marie se serait ainsi "endormie" en 64 ou 65, à Jérusalem (et non à Ephèse !) à un âge très avancé d'environ 85 ans. Disons 84 ans : c'est plus biblique !
Les sources judéennes de Luc
Luc le donne à entendre dans son prologue: il s’inspire de témoignages directs qui ne sont ni Matthieu ni Marc. Lesquels ? Qui ont pu être ces témoins directs des faits, dont le témoignage direct pût faire autorité ? Il est difficile de répondre.
- En ce qui concerne son évangile de l’enfance, tout indique que sa source est palestinienne, et même plus précisément d’un milieu sacerdotal de Jérusalem. Même présentation sous forme de midrash que chez Matthieu : Luc distord les événements pour les faire entrer dans un code interprétatif (les 3 jours où Jésus échappe à ses parents sont peu probables, de même la mise en scène de l’annonce aux bergers est de forme légendaire), mêmes araméismes, jeux sur les mots hébreux (Jésus = « Salut » dans le Magnificat). L’évangile s’ouvre sur l’annonciation à Zacharie au Temple, Jésus est présenté au Temple et est reçu par le vieillard Syméon, Jésus, âgé de 12 ans, est perdu à Jérusalem et est retrouvé au Temple… Tout l'évangile de l'enfance de Luc gravite autour du Temple. On a prétendu que c'était une adjonction tardive et totalement merveilleuse. C’est une explication parfaitement gratuite. La source est ancienne, elle est sacerdotale, elle semble bien informée sur la famille de Jésus et il la reprend en l’état dans une traduction grecque qui lui a été fournie. Cette source midrashique, que Matthieu ne connaît pas, on peut la deviner : Jacques, « frère du Seigneur », le « juste » par excellence, attaché à la pratique de la Torah, assidu au Temple, de classe sacerdotale. C'est à Jacques qu'a été attribué l'évangile apocryphe de l'enfance appelé le "protévangile de Jacques" et ce n'est pas un hasard. C'est à sa tradition qu'ont été attribués les récits sur l'origine de Marie et de Jésus, une ou deux générations plus tard, et portés par écrit hors de toute prétention à la canonicité pour la seule édification des fidèles. Or Luc a rencontré Jacques, car il est témoin de la dernière rencontre entre Paul et lui à Jérusalem. Pour revenir à Luc, la documentation, directement intégrée dans l’évangile, est manifestement issue de scribes de Jérusalem. On peut et on doit même parler d'une véritable source sacerdotale. Je renvoie aux commentaires des plus éclairants de Frédéric MANNS sur ce point (Une Approche Juive du Nouveau Testament - Le Cerf, Paris, 1998).
- En ce qui concerne le long périple vers Jérusalem et la mission des 70/72, que Luc seul évoque, il dispose d'informations qui sont d'une autre source que Matthieu et Marc. Pas tellement pour le discours d'envoi en mission : il constate que le discours d'envoi en mission des Douze est long en Matthieu A (Mt 10, 5 et sq), et bref en Marc (Mc ,7-11). Il prend le bref pour la mission des Douze et le long pour celle des Soixante-Dix. Mais certains épisodes qui jalonnent la route vers Jérusalem - guérison des 10 lépreux, guérison d'un hydropique, halte à Béthanie, conversion de Zachée - lui sont propres. Certains ont prétendu, arguant de la mention de Luc dans la liste des 70 du début du 3ème siècle, qu’il est le témoin direct de cette marche. Je ne pense pas qu’on puisse approuver cette thèse. D'abord cette liste paraît plus une invention qu'une légende. Ensuite le récit n’est pas assez détaillé ni assez précis ; quand Luc est témoin oculaire, comme dans les Actes des Apôtres, cela se lit tout de suite. Et surtout la présence de Luc l’antiochien parmi les 70 est des plus improbables. Mais un des Sept premiers « diacres », viri probati de la première Église, pourquoi pas ? Qu'ils aient été choisis dans ce groupe des disciples missionnaires de Judée n'aurait rien d'étonnant. On a parlé de Philippe parce que Luc se réfère à lui dans les Actes. C'est une possibilité.
- De même chez Luc le récit de la Passion s'écarte beaucoup de Marc et de Matthieu. Son récit du procès de Jésus devant Pilate ne leur doit presque rien. L’informateur de Luc est sans doute un observateur attentif au déroulement de la procédure judiciaire dont il retrace les phases de façon plus précise jusqu'au verdict qu'il est le seul à formellement présenter. Mais son souci de présenter ces étapes de la procédure l'amènent à gommer l'épisode atroce de la flagellation, qu'il suggère à peine. Comme je l'ai montré dans mon essai sur le procès de Jésus, la flagalltion fut une tentative irrégulière et ratée de la part de Pilate, une manoeuvre de diversion pour arrêter le procès et elle a fait long feu. A la différence de Marc, Luc sait que la crucifixion ne commence pas avec la flagellation. Il cale son récit sur le déroulement de la procédure ; or la flagellation est hors procédure (et illégale de ce fait) et sans effet judiciaire, et, dans son récit, Luc n'entend pas charger les protagonistes du procès, et certainement pas Pilate : tous sont fautifs, mais "ils ne savent pas ce qu'ils font". Il la passe donc presque sous silence : la mesure est arrêtée par Pilate, mais son application est sous-entendue. Peut-être le médecin qu'est Luc veut-il jeter un voile de pudeur sur cette horreur qui apparaissait comme un épisode gratuit et qui n'a eu comme effet que de hâter la mort de Jésus.
- Peut-être est-ce le même témoin de la crucifixion qui lui fournit plusieurs midrashim au moment du supplice : la parole de Jésus aux filles de Jérusalem qui se lamentent au passage du supplicié, le pardon accordé par Jésus à ses bourreaux, le bon larron, la dernière parole du Christ en croix tirée du psaume 30. Luc s'affranchit de la tutelle narrative de Marc et s'inspire d'une autre source, voire de plusieurs. Mais autant le récit du procès est factuel, autant celui du crucifiement est midrashique et sa source est judéenne. Qui pourrait être ce Juif ou cette Juive ou ce groupe de Juifs, conservateur de midrashim des derniers instants du Christ et témoin du procès à l'extérieur du prétoire ? Peut-être un Apôtre, ou plusieurs, car le récit de la mort de Jésus ne pouvait être inspiré par des témoins de seconde main et sans autorité. Ni Pierre, qui est à Rome et dont le témoignage se trouve chez Marc, ni Jean (sauf à considérer que l'évangéliste n'est pas le fils de Zébédée), ni Matthieu... ni Judas. Mais ce peut être un autre témoin direct et majeur dans l'Eglise, par exemple l'un des deux pélerins d'Emmaüs ou Lazare (si ce n'est pas le même...) ou la mère de Jésus, dont Luc pourrait avoir quelque raison de vouloir protéger et cacher le témoignage.
- Le récit de la découverte du tombeau vide au matin de Pâques emprunte partiellement à Marc et à Matthieu A, comme on l'a vu, mais il s'en démarque passablement. Puis il évoque le témoignage des femmes au Cénacle en des termes singulier, sans parler d'une apparition du ressuscité. Il mentionne aussi l'incrédulite des Onze en pastichant Marc, la visite de Pierre au tombeau que seul Jean évoquera par la suite. Et surtout Luc donnt le récit des pélerins d'Emmaüs qui est résumé en quelques mots chez Marc. Il semble donc disposer de deux sources : un des Onze présent au Cénacle et encore vivant à Jérusalem quand Luc y accompagne Paul - Jacques le Petit ? André ? Philippe ? Barthélémy ? Thaddée ? Simon ? - et un des pélerins d'Emmaüs, sans doute celui dont il ne donne pas le nom et qui accompagne Cléophas. Qui est ce mystérieux et prolixe témoin ? Certains commentateurs ont vu en lui Luc lui-même. C'est une explication commode mais je la crois peu probable : faire de Luc un Juif hellénisé disciple de Jésus de son vivant et résidant en Judée me paraît dur à croire. La tradition la plus ancienne indique qu'il ne connaissait pas Jésus. Pour d'autres ce serait la femme de Cléophas. C'est dans l'air du temps mais c'est assez gratuit. Je reviens à un disciple proche de Jésus, qui n'appartient pas au groupe des Apôtres, dont Luc connaît l'existence et le poids, qu'il prend ostensiblement soin de cacher dans son évangile : Lazare. C'est une pure supputation, mais elle me paraît plausible. Non seulement Luc protège ses sources orales, mais il les anonymise.
- Les très nombreuses paraboles propres à Luc ont été rapportée par une tradition, sans doute unique, qui nous est inconnue. Elles ne comportent pas d’araméismes notables, sont exprimées dans une langue grecque fluide, mais ce sont bien des paraboles juives « du terroir ». Le Bon Samaritain par exemple n’est pas une parabole accessible pour un païen qui ne connaîtrait rien des relations entre Juifs et Samaritains, de la géographie de la Palestine, de la symbolique biblique de Jérusalem et de Jéricho, des obligations rituelles des prêtres et des lévites… John P. MEIER considère que la plupart de ces paraboles lucaniennes ne peuvent pas être tenues pour originales et authentiques, pour ces raisons stylistiques, d’attestation unique et – postulat chronologique oblige – de rédaction tardive. Elles seraient donc des créations tardives. Mais Luc dit qu’il est remonté au plus près ds sources pour documenter son évangile. Dans le cas d’enseignements en paraboles, on peine à croire que son informateur soit un obscur scribe qui ait inventé ces perles paraboliques dans quelque contrée lointaine de l'Empire romain et les ait fait passer pour authentiques. Que Luc en ait soigné la rédaction en grec et y ait mis sa patte, c'est certain, mais qu'il ne les ait pas inventés ni trouvés dans le caniveau est une évidence. Donc, à nouveau, l’hypothèse d’une attestation par un des Douze paraît vraisemblable. A la liste des prétendants possibles, déjà évoquée, j'ajoute pour les paraboles un nom : Jean. Son évangile ne comprend aucune parabole. C'est normal, étant donné son approche : de l'enseignement de Jésus, il ne garde que des discours ou des dialogues portant sur sa personne. Les paraboles n'y ont pas leur place, mais Jean avait certainement un fonds documentaire fourni. Si l'on prend le soin de considérer les paraboles lucaniennes, on observe que beaucoup d'entre elles tournent autour du Temple, comme l'évangile de Jean.
- Certaines de ces paraboles (le figuier stérile, le Pharisien et le Publicain) par le style, la thématique, la concision, font penser à celles de Matthieu. Le figuier est "l'arbre totémique" de Jésus ; dans la Bible, il est presque toujours associé à la vigne, jamais dans les évangiles. C'est une marque de fabrique chrétienne, presque un code et Jean en donne l'origine lors de l'appel de Nathanaël qui reste un passage très mystérieux. Ces paraboles indiqueraient une source apostolique aussi inspirée et savante que Matthieu. A nouveau Jacques "frère du Seigneur" et Jean figurent en tête des sources possibles de Luc.
- Luc signale, mais toujours de façon oblique, l'influence de Jean. Il n'évoque pas le lavement des pieds, mais il y fait référence dans ce passage : "Heureux ces serviteurs que le maître en arrivant trouvera en train de veiller ! en vérité, je vous le dis, il se ceindra, les fera mettre à table et, passant parmi eux, les servira." (12,37) Luc, ici, ajoute cette mention du maître serviteur qui ne figure pas chez Matthieu mais il ne va pas jusqu'à parler du lavement des pieds, sans doute trop choquante pour le disciple encore peu initié auquel il s'adresse et dont Jean perçoit toute la portée mystagogique. Il n'évoque pas la résurrection de Lazare, mais la parabole où il met en scène un pauvre Lazare est placée dans son récit dans les jours précédant l'entrée à Jérusalem, comme le miracle de la résurrection chez Jean, et elle se termine par la phrase : "S'ils n'écoutent pas Moïse et les prohètes, même si quelqu'un ressuscite d'entre les morts, ils ne seront pas convaincus." On sait que, pour Jean, la résurrection de Lazare ne convainc pas le Sanhédrin et décide du sort de Jésus. On le verra, Jean lui-même fait référence à l'évangile de Luc, parfois pour le corriger. La pêche miraculeuse que Jean narre après la résurrection est une référence évidente à la pêche miraculeuse de Luc et je gage qu'il est à l'origine du récit de Luc (Lc 5,1-11), qui se substitue au récit de Marc, repris par Matthieu, de l'appel des 4 premiers disciples. Donc, parmi ces sources judéennes mal identifiées, il me paraît quasiment certain que figurait Jean, alors à Jérusalem ou en Samarie. Les correspondances entre Luc et Jean sur certains épisodes qui leur sont propres accréditent fortement cette hypothèse.
- Toujours à l'appui d'une influence johannique sur l'évangile de Luc, je citerai un épisode de l'évangile de Jean dont le style est très lucanien et que tous les exégètes conviennent qu'il est une interpolation dans son évangile : l'épisode de la femme adultère. Je formule une hypothèse : ce passage avait été proposé par Jean à Luc, peut-être mis en forme par lui, mais Luc ne l'a pas conservé et Jean a voulu le sauver. Ce récit était pourtant parfaitement dans le ton de l'évangile de Luc. Aurait-il été écarté parce que la femme adultère était Marie de Béthanie ? Je ne suis pas loin de le croire.
- Certains épisodes galiléens semblent venir de sources galiléennes différentes de Matthieu : ainsi le scandale à Nazareth et la réusrrection du fils de la veuve de Naïn, bourgade proche de Nazareth, signalent une source locale. Là encore Jacques pourrait être l'informateur : il est attaché à Jérusalem mais il vient de Nazareth.
On relèvera donc que les sources propres à Luc sont : 1) plurielles 2) masquées 3) majoritairement judéennes 4) souvent sacerdotales. Elles contrastent avec la source matthéenne de Matthieu B qui est 1) unique 2) galiléenne 3) royale. Comme je l'ai dit, je pense que l'on peut soutenir l'hypothèse, sans certitude, que Matthieu B a fait pièce à Luc en s'inspirant d'une tradition non-sacerdotale, galiléenne et "royaliste" dont il est le conservateur.
L'auteur
Terminons par là. Qui est l’auteur ? Là encore on ne voit pas pourquoi l’identité de l’auteur, attestée dans la littérature patristique au 2ème siècle, devrait être remise en cause, sinon pour préserver la théorie de la datation haute. Luc n’est pas un personnage éminent de l’Eglise primitive et on ne voit pas quel intérêt on aurait eu à inventer cette identité.
Quand je parle d'auteur, en l'occurrence, c'est à dessein et sans précaution de langage. C'est une forte particularité de cet évangile d'être vraiment une oeuvre d'auteur, d'un auteur, et non d'un secrétaire ou d'un directeur de rédaction.
On connaît Luc par les épîtres de Paul. Il est le « médecin bien aimé » (Colossiens 4,14) qui l’accompagne et salue les Colossiens. On reconnaît d'ailleurs le médecin derrière l'auteur de l'évangile : il est le seul à rapporter la guérison d'un malade dont il diagnotique hydropisie (Lc 14, 1-4) ! Le personnage apparaît à la fin de 2 Timothée où il est alors le seul compagnon de Paul. Il est cité, avec Marc, Aristarque et Démas parmi les coopérateurs de Paul en Philémon 1, 24, c’est-à-dire pendant la première captivité de Paul à Rome en 60. Il est surtout connu pour être le rédacteur d’un évangile et des Actes de Apôtres. Le journal de voyage à la fin des Actes indique qu’il est le témoin direct de ce qu’il narre, parfois jusque dans des détails pittoresques, jusqu’à l’arrivée de Paul à Rome en 60. Il l’a quitté rapidement après. C’est donc un compagnon de route et très proche collaborateur de Paul qui l'apprécie grandement au point qu’Irénée a pu dire, de façon très excessive, que son évangile était celui que prêchait Paul. Qu’il porte la marque de la doctrine de la justification de Paul et de son esprit, que, comme Paul, il croie que l'endurcissement d'Israël n'empêchera pas son salut final, c’est incontestable. Que l’évangile de l’enfance ait fait partie de la prédication de Paul, cela paraît impossible.
Selon le canon de Muratori, document romain de la fin du 2ème siècle attestant d'un premier canon du Nouveau Testament, il n’aurait jamais rencontré Jésus. Une autre source de cette époque le donne originaire d’Antioche. Il aurait été disciple des Apôtres - donc de Pierre - avant de suivre Paul. Il est de la première génération des chrétiens qui n'ont pas connu Jésus et l’on comprend l'intérêt pour lui de collecter des témoignages de première main pour attester de la vérité de l'histoire des origines chrétiennes, avant que les témoins vieillissant disparaissent. Il aurait écrit son évangile en Grèce, en Béotie, après avoir quitté Paul, donc à partir de 60-61. Il est de culture et de langue grecque et manifestement à l’aise dans son travail d’historien. Ses pastiches abrégés des discours des Apôtres au livre des Actes sont des chefs d’œuvres du genre. Etait-il Juif hellénisé de la diaspora ? converti au judaïsme? païen « craignant-Dieu » gravitant autour de la synagogue ? Je penche pour la première solution. On imagine mal qu'un païen converti de fraîche date ait pu avoir une telle culture biblique et devenir un fidèle acolyte de Paul. Même Timothée, sans être circoncis, est à moitié juif et, pour être admis dans l'Eglise de Jérusalem comme un assesseur crédible de Luc, il lui est demandé d'entrer formellement dans le peuple d'Israël. Il est peu vraisemblable qu'un disciple de Paul puisse avoir été admis à recevoir une instruction dans l'Eglise de Jérusalem sans avoir été un Juif éprouvé et capable de comprendre la doctrine du rabbi Jésus dans son contexte juif. En tout cas, s’il ignore l’hébreu et l’araméen, il connaît bien les usages des Juifs et les écritures qu’il cite dans la version grecque des Septante, qui était seule en usage dans les communautés juive de culture grecque. Il serait un peu exagéré de dire que ses deux livres sont à l’intention des païens devenus chrétiens par opposition à Matthieu. L’Evangile de Marc-Pierre au peuple peu instruit, l’évangile de Luc-Paul aux païens instruits, l’évangile de Matthieu aux Juifs de Judée : cette caricature n’est pas très réussie. Luc veut faire œuvre d’historien pour toute l’Eglise. Il prétend faire œuvre catholique, comme on dira plus tard. Comme on dirait aujourd'hui, il est inclusif.
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