Chapitre 10 - la chronique de Marc

Chapitre 10 - la chronique de Marc

Une chronique contre les fausses légendes.

L'évangile de Marc répond sans doute à une nécessité à laquelle le premier Matthieu de répondait guère : qui était ce Jésus en qui les chrétiens mettent leur foi ? Qu'a-t-il fait ? Des légendes orales circulaient nécessairement dans les communautés sur ses actes et sur sa passion. Dans certaines, mal tenues, mal instruites, soumises aux "faux docteurs", pouvait circuler n'importe quoi sur Jésus qui aboutissait à le transformer en figure mythique sans chair ou en avatar du Messie. On invoque le témoignage plus tardif de Jean contre les docètes et les gnostiques pour souligner le danger tardif de ces "fausses doctrines", qui supposait que la foi en l'incarnation du Verbe ait été explicitée. C'est incontestable : la théologie de l'incarnation est de Jean et c'est lui qui en a fait la ligne de partage entre les vrais docteurs et les faux (1Jn 2,18), alors que Paul la lit dans la foi en la résurrection. De toute évidence, Marc n'est pas un théologien de l'incarnation comme Jean et ses prétentions mystagogiques (cf ci-dessous mes remarques sur l'évangile secret de Marc) sont bien modestes par rapport à celles de Jean. Mais, comme intuitivement, contre toute forme d'idéalisation de la figure du Messie, il veut nous montrer Jésus en chair et en os. Son art de la narration nous fait donne à voir Jésus dans son humanité concrète, presque de tous les jours puisqu'il s'agit d'une chronique.

On le voit à certains beaucoup d'épisodes de la vie de Jésus que Marc est le premier à relater : il nous fait regarder Jésus à travers les yeux de Pierre. Celui-ci est le témoin quasi permanent de cet Evangile. Il n'occupe jamais le devant de la scène, sauf lors de son reniement, mais il est toujours sur scène et ce témoin privilégié partage son privilège avec deux autres, Jacques et Jean. Et c'est de son Seigneur et ami Jésus qu'il veut montrer dans ses oeuvres bien concrètes. Jésus, en Matthieu, est le Maître de la Torah qui enseigne avec grande autorité et accompagne son enseignement d'oeuvres salutaires. Chez Marc, il est avant tout le Sauveur du peuple de Dieu. Pour qui connaît les chroniques antiques, on est frappé que le personnage central refuse de bout en bout d'endosser la posture de héros. le Sauveur "Fils de Dieu" n'est pas un surhomme et ne revendique pas de l'être. Au contraire, il se fait reconnaître graduellement comme le Messie, mais ne se déclare lui-même comme Messie et Fils de Dieu qu'au moment de son plus grand abaissement. Jésus est Fils de Dieu et Sauveur mais n'est pas un héros. Paradoxe suprême de cet évangile. Plus : il est bien le Messie d'Israël qui n'opère de signes de son salut chez les païens qu'à la marge (épisode de l'exorcisme dans la contrée païenne de Gadara puis celui de la Syrophénicienne) et ce n'est qu'à l'extrême fin du récit qu'il ouvre largement les portes de la prédication aux nations païennes.

Comme on l'a vu, on n'a pas attendu que des courants gnostiques s'organisent et que Jean formule sa théologie pour sentir le besoin de réagir contre le "n'importe quoi" des fausses doctrines et des fausses prophéties qui altérait "l'Evangile de Jésus Fils de Dieu" (Mc 1,1). Matthieu, dans son premier évangile, réagit à la pression des Pharisiens intransigeants qui exigent des païens la conversion au judaïsme pour pouvoir partager leurs repas. Marc, depuis l'Italie, réagit contre les fausses légendes qui circulent dans les Eglises nées dans la Diaspora juive, largement ouvertes aux païens qui faisaient de Jésus une figure héroïque et un symbole de la divinité. Il réagit déjà contre l'opposition entre le Jésus humain de l'histoire et la figure éthérée d'un messie appelé à se réincarner sous d'autres formes. Son témoignage est une chronique - des Gesta - du Jésus historique qu'ont connu ses disciples et témoins oculaires. Il ramène les légendes aux faits.

Marc connait Matthieu 1, qui était loin d'être silencieux sur la personne-même de Jésus, mais ne la présentait qu'au travers de récits à caractère midrashique. Il ne le reprend  qu'en partie. Fournir une somme de la doctrine de Jésus et de son rapport avec la Torah, destinée à répondre aux Pharisiens, dans l'Eglise ou en dehors d'elle, n’est pas son objet Les deux projets ne sont en rien concurrents. Les emprunts de Marc à Matthieu 1 puis de Matthieu 2 à Marc sont manifestes. Ils démontrent qu'il n'y a aucune concurrence entre les évangiles. Ils disent des choses similaires en des langages différents, pour des publics différents, avec des intentions différentes.

A la suite de Matthieu

Evoquons les premiers. Qu'emprunte Marc à Matthieu ? Que ne retient-il pas ? Pourquoi ? 

  • Les emprunts sont des sentences et des paraboles qui lui paraissent exemplaires de la pédagogie de Jésus, ou qu’il croit bon de remettre dans un contexte que Matthieu A ignore. Ainsi il ne développe pas la prédication de Jean, dont il décrit par ailleurs la mort avec plus de détail que Matthieu ; il ne s’intéresse pas au midrash des tentations de Jésus au désert, il décrit davantage l’attitude de Jésus lors de la guérison de l’homme à la main desséchée, il montre dans quel contexte précis Jésus a évoqué le blasphème irrémiscible contre l'Esprit et en donne les clés d'interprétation par contextualisation, il ne garde que 6 paraboles de Matthieu dont celle du Semeur, exemplaire du style de Jésus, et celle des vignerons homicides en raison du dessein de se débarrasser de Jésus qu’elle suscite dans le cœur des scribes et des Pharisiens... Sans doute même est-ce sous sa plume que cette parabole est située dans le contexte des affrontements entre Jésus et les autorités du Temple qui mènent à sa condamnation. Les exemples sont nombreux de cette priorité donnée au récit, riche en détails sur le comportement de Jésus au détriment des enseignements qu'il reprend à Matthieu et parfois simplifie.
  • Toutefois un doute peut subsister sur l’attribution première du discours eschatologique. J’ai quelques doutes sur sa présence comme tel dans les logia de Matthieu. Marc semble avoir rassemblé, de façon succincte et sans véritable articulations, des éléments épars qui se trouvaient dans le premier Matthieu, beaucoup plus porté que lui sur les développements eschatologiques et que le second Matthieu a lui-même éclaté en deux sections : les persécutions (Mt 10, 17-22), les signes des derniers temps (Mt 24, 4-42). Malgré les simplifications qu'apporte Marc au discours, il reste de style et de facture très matthéenne. A-t-il apporté des éléments qui lui étaient propres dont le second Matthieu se serait saisi et qu'il aurait amplifiés ? Ce n'est pas impossible, car Marc tient à préciser que les révélations sur les fins dernières ont été données devant un public trié sur le volet, Pierre, Jacques, Jean et André. Ce n'est sans doute pas pour répéter ce que Matthieu proclame coram populo. Surtout c'est lui qui paraît avoir donné au discours eschatologique le caractère qu'on lui connaît dans les deux autres évangiles : une juxtaposition de prophéties et de visions apocalyptiques dans un ordre chronologique apparent, un enseignement donné à un cercle restreint à Jérusalem. On y reviendra en annexe car le discours eschatologique est, de tous les passages des synoptiques, sans doute le plus mystérieux, quant à sa composition, quant à son interprétation et quant à ses sources.
  • Toute la séquence des événements et controverses que Marc situe pendant la Semaine Sainte – séquence dont Matthieu et Luc reprennent le plan - semblent bien venir de lui : la purification du temple, le figuier desséché (que Luc ne reprend pas et que Matthieu présente en un épisode), la question sur l’autorité de Jésus, la parabole des vignerons homicides, que Matthieu développe et que Luc réaménage, l’impôt dû à César, la controverse avec les Sadducéens sur la résurrection des morts (mieux scénarisée chez Marc !), le premier commandement (que Luc sort de cette séquence), la filiation du fils de David, le jugement sur les scribes, l’obole de la veuve (que Matthieu ne reprend pas). Toute l'organisation de cette séquence vient selon toute vraisemblance de Marc, même si les briques de l’édifice sont sans doute empruntés à Matthieu 1. Elle est placée, pour les commodités et la cohérence de son récit, pendant la Semaine Sainte, qui est pour lui, et pour les deux autres à sa suite, le seul séjour à Jérusalem de Jésus, mais, à la lumière de Jean, qui montre au contraire qu'il y a eu un ministère de Jésus à Jérusalem pendant sa vie publique, on peut supposer que ces faits et ces enseignements ont été tenus lors d’autres séjours de Jésus à Jérusalem, voire avant son ministère galiléen.
  • Quant au récit source de la Passion de Jésus, le modèle à partir duquel les évangiles composent leur témoignage, c'est bien Marc qui le fournit. Pour cette raison, il me semble qu'il faut nettement réévaluer l'importance de l'évangile de Marc dans l'histoire littéraire paléochrétienne. Matthieu, en sa première version, donnait la doctrine de Jésus, Marc montre Jésus. C'est tellement important que tous les autres évangélistes, Matthieu compris, se le sont approprié.
  • Il n'est pas facile, comme je l'ai dit, de distinguer les épisodes qui figuraient en Matthieu A, que Marc aurait retraité, avant que Matthieu B adapte la version marcienne, et les épisodes qui viennent de Marc. Parfois l'attribution à Matthieu ne fait guère de doute : lorsque le récit débouche sur un enseignement midrashique, comme dans l'épisode des épis arrachés, le style de Marc s'efface devant celui du premier évangéliste. Mais on peut se faire une idée des caractéristiques des récits proprement marciens en observant le style narratif des épisodes de Marc qui ne figurent pas en Matthieu : ils sont descriptifs et les paroles sont brèves et directes, même si elles gardent un caractère énigmatique. Ainsi lorsque Jésus, après la "folle journée de guérison", se retire de Capharnaüm pour prier, on voit Simon Pierre partir à sa recherche et, le trouvant enfin, ils lui disent : "Tout le monde te cherche !" et il leur répond : "Allons dans les bourgades du coin. Car c'est pour cela que je suis sorti." Cette réponse résonne parce qu'elle est polysémique et Marc l'a reçue textuellement de Pierre. Ainsi la première guérison d'un lépreux, celle du paralytique, l'appel de Lévi, la guérison de l'homme à la main atrophiée, particulièrement vivante chez Marc ("promenant son regard sur eux avec colère"), l'intervention de la famille de Jésus pendant qu'il enseigne, l'exorcisme spectaculaire au pays de Gadara, de façon évidente, la tempête apaisée, les multiplications des pains, la transfiguration... tous ces récits que l'on retrouve dans les autres évangiles trouvent leur première expression en Marc. 
  • En général on peut tenir que c'est Marc qui a fourni à Matthieu et à Luc la chronique de la vie publique de Jésus qu'ils ont exploitée, chacun selon ses visées propres, en reprenant des séquences complètes d'événements.
  • En revanche, il est évident que Marc ne doit rien à Matthieu B ni à Luc, qui n'hésitent pas à ajouter à son récit particulièrement Luc sur sa traversée de la Judée. Ainsi peut-on considérer que, dans la forme achevée que nous leur connaissons, Marc est le premier évangile. Laissons aux autres évangélistes le temps de le lire et de le « repomper » pour leur propre témoignage : l’évangile de Marc pourrait ainsi avoir été achevé vers 60, avant l’évangile de Luc, car l’installation de Pierre à Rome peut fort bien avoir eu lieu avant l’arrivée de Paul vers 60. La tradition le fait arriver à Rome sous le règne de Claude ou au début du règne de Néron (54-68). C'est vague, convenons-en.

L'auteur

Qui est le narrateur ? Selon la tradition, Marc. On ne voit pas très bien pourquoi on la suspecterait d’une attribution fictive à Marc, qui ne faisait pas particulièrement autorité auprès des Eglise. Papias, entre 120 et 135, l’atteste formellement, selon la citation que donne Eusèbe de Césarée. On en a fait le secrétaire de Paul, mais la traduction d'upèrétès par secrétaire me paraît exagérée, car Marc paraît moins fin lettré que le rédacteur de la première épître de Pierre. Sans doute était-il son assistant dans son ministère et son confident.

  • Si c’est bien lui, il est encore un jeune homme âgé d’une quinzaine ou d’un vingtaine d’années du vivant de Jésus(« neaniskos» : un tout jeune homme). L’évocation, qui lui est propre, de la fuite, tout nu, d’un adolescent au moment de l’arrestation de Jésus (Marc 14,51-52) pourrait être sa signature et c'est ainsi que l'on a interprété ce passage incongru de son évangile. Marc, Jean de son nom hébreu, aurait donc été un tout jeune disciple. Mais, comme on le verra à propos des silences de Luc, le jeune homme qui s'enfuit nu de Gethsémani pourrait bien avoir été Lazare, sur qui les synoptiques s'accordent à faire peser un "lourd secret". Au demeurant, l'Eglise copte considère que c'est Barnabé qui est à l'origine de la conversion de Marc et de sa mère, pas Jésus. Des légendes coptes donnent la famille de Marc comme originaire de Cyrénaïque et elle serait apparentée à la femme de Pierre. Elle se serait installée à Cana en Galilée pour fuir les Berbères. Son nom latin - Marcus - indiquerait que sa famille a acquis la citoyenneté romaine. Son cousin Joseph surnommé par les apôtres Barnabé ("fils de consolation") est lévite (Ac 4, 36), originaire de Chypre, fortuné. Marc fait partie de l'élite socio-économique de Jérusalem mais ne compte sans doute pas parmi ceux que Jean appelle les "Juifs", car elle ne justifie pas d'un lignage judéen ancien. Paul, Barnabé, Marc sont issus du même milieu social et culturel : des Juifs hellénisés, aisés et fidèles du Temple.
  • Selon les Actes c’est dans la maison de sa mère, personne apparemment bien à l’aise et active dans la première communauté de Jérusalem, que se réunissent « bon nombre de personnes » dans la clandestinité lors de la première persécution d’Hérode Agrippa. Une légende ancienne situe cette maison à Gethsémani où Marc résidait et ce serait dans son propre jardin que Marc aurait assisté à l’arrestation de Jésus, ce qui confirmerait que le "jeune homme nu" , c'était lui. Les premières épîtres de Paul font mention de lui dans son entourage (Colossiens 4,10 ; 2 Timothée 4,11 ; Philémon 1,24). On le sait par les Actes des Apôtres (Actes 15,36-39), Marc participa au premier voyage missionnaire de Paul et Barnabé en Asie Mineure et à Chypre. Mais, pour une raison que Luc n'explicite pas dans les Actes, il quitte le groupe. Il fut cause d’une brouille sérieuse entre Barnabé, qui était son cousin (Colossiens 4,10) et Paul après la première session du « Concile de Jérusalem » consacrée au statut des païens dans l’Eglise, donc au début des années 50. Barnabé n’obtient pas de Paul que Marc qui lui avait été pourtant « utile pour le ministère » (2 Timothée 4,11) se sépare de Paul qui le remplace par Silas. Quel avait été le service "utile" de Marc auprès de Paul ? On ne sait pas. Quoiqu'il en soit, Barnabé reste avec Marc et ils se rendent tous deux à Chypre pour expliquer aux chrétiens les décisions prises à la tête de l’Eglise. La 2ème épître à Timothée paraît postérieure d'une dizaine d'années à l'assemblée de Jérusalem, comme l'épître aux Colossiens. Il y eut donc sans doute réconciliation.
  • On le retrouve plus tard près de Pierre (1 Pierre 5,13) qui le tient pour son « fils ». Il est raisonnable de penser, comme Papias que c’est auprès de Pierre et d’après son témoignage qu’il rédige son récit, comme son « interprète ». Selon une préface à l’Evangile de Luc de la fin du 2ème siècle, cet évangile de Marc précède celui de Luc et a été rédigé en Italie. Comme on ne sait pas à quel moment Pierre part pour Rome, il est difficile d’en tirer une indication sur la date de rédaction de l’évangile. Qu’il ait été un très proche collaborateur de Pierre est généralement admis. Sa culture est celle d’un Juif de Palestine qui a reçu une honnête instruction, mais sa science de la Torah n’est pas celle de Matthieu dont il reste tributaire dans toute sa partie didactique. Son expression grecque est de qualité assez médiocre, et il n’est pas le rédacteur de la première épître de Pierre qui a dû être aidé d’un autre secrétaire pour cela. Plus à l'aise en milieu juif, c'est auprès des judéo-chrétiens de Rome qu'il semble avoir été actif. L’impression qui se dégage des bribes de biographies qu’on arrive à rassembler, c’est celle d’un homme « de bonne famille », d’honnête éducation, très dévoué, plein de bonne volonté, très fidèle aux apôtres qu’il sert, mais réticent à endurer les rigueurs de la mission et du caractère difficile de Paul et peu porté aux controverses doctrinales.
  • La langue de Marc nous renseigne sur son identité. Il ne fait guère de doute que l'évangile de Marc est écrit directement en grec puisqu'il est à destination d'un public large de Juifs installés en Italie et de convertis païens. D'une part, quoiqu'on en ait dit, la langue grecque était largement pratiquée en Judée et plus encore en Galilée car c'était en grec que se faisaient les échanges avec l'occupant, avec les populations païennes, très présentes en Judée et plus encore en Galilée, et même avec la plupart des Juifs de la Diaspora qui lisaient la Bible dans la version des Septante. La langue de Marc est celle d'un assez bon helléniste. Il ne "mange" pas fréquemment les articles définis comme Matthieu ou même Paul, mais c'est celle de la koinè, c'est-à-dire la langue commune du bassin méditerranéen et non la langue des lettrés, elle est assez rugueuse et le vocabulaire plutôt pauvre. Cela ne l'empêche pas de croquer sur le vif, en quelques mots, les scènes, bien mieux que les autres évangélistes. On y trouve bon nombre d'expressions araméennes. Les unes sont des citations en araméen de paroles-mêmes de Jésus : "Ephphata" "Talitakoumi", "Elôï, Elôï, lama sabachtani". Les autres sont des "tics de langage" venant de l'araméen : l'emploi récurrent de l'adverbe "euthéôs" ("aussitôt") pour dire "et alors". Les traducteurs de Matthieu usent de l'adverbe "tote", "alors", plus adéquat. Derrière cet "euthéôs" on retrouve le "waï" de la Bible, comme derrière le "hina" (parce que) on retrouve le "ki" hébraïque ("que") ; c'est moins systématique que chez Jean, mais toujours après les verbes "voir" et "entendre" et il s'agit bien d'un araméisme. La formule "Que veux-tu que je fasse pour toi ?" (Mc 10,51) est rendu par l'expression : "Que veux-tu ? je ferai pour toi ?". On la retrouve dans le récit de la Passion : "Vous voulez je relâcherai le roi des Juifs" (Mc 15,9) que l'on traduit par une phrase interrogative "Voulez-vous que je relâche le roi des Juifs ?" et qui, faute de marque de l'interrogation, serait plus exactement rendu par cette autre : "Vous voulez ? Je vais relâcher le roi des Juifs." Je ne reviens pas sur le latinisme "Théos" à la place du vocatif "Théé" qui pourrait signaler une rédaction italienne.

Une véritable chronique

Son évangile est, comme on l’a dit, une narration, plus exactement une chronique dans le genre des gesta ou des res gestae des Latins. On a souvent, sans raison véritable, disqualifié son intérêt proprement historique, ce qui revient à dire que la narration n’en est pas vraiment une. 

  • Les épisodes s’accrocheraient de façon désordonnée le long du fil conducteur du récit qui mène de Capharnaüm au Mont Hermion puis de Capharnaüm à Jérusalem. Curieusement c’est la seule affirmation de Papias qui n’ait pas été soumis à la critique, et il a orienté durablement la lecture naïve de Marc : « Marc, devenu interprète (secrétaire) de Pierre écrivit avec application ce dont il se souvenait – ou dires ou faits du Christ – mais pas vraiment (ou mentoï) de façon ordonnée. »
  • Ce cadre chronologique et géographique aurait été imaginé et plaqué pour servir de « fourre-tout ».
  • Marc fait tenir le ministère de Jésus sur une année, ce qui est absurde
  • Luc et Matthieu ne suivent pas le même ordre d’exposition. Ainsi, chez Matthieu, la guérison du lépreux et du paralytique interviennent après le Sermon sur la Montagne et chez Luc, l’inimitié des compatriotes nazaréens de Jésus apparaît dès le début de son ministère.
  • Au bout du compte, il serait vain de chercher à reconstituer la vie de Jésus à partir des témoignages évangéliques contradictoires et il n'y a aucune raison de prendre Marc plus au sérieux que les autres.

Ces constats ne me paraissent pas exacts.

  • D’abord, quoiqu’on ait pu écrire sur le déroulement de la prédication de Jésus telle que Marc la présente, celui-ci n’indique nulle part, ni ne suggère une durée d'un an. Les seuls repères historiques qu’il donne sont l’arrestation de Jean, qui marque le début de la prédication de Jésus en Galilée et sa mort. Aucune référence aux fêtes, comme chez Jean, aucun déplacement à Jérusalem pour les pèlerinages : cela sort de son cadre narratif, ce sont des événements périphériques, et c’est par Jean que l’on apprend que Jésus a préparé pendant 3 ans son « entrée triomphale » dans Jérusalem par des discours et des « signes » pendant son ministère galiléen. Et encore déduit-on cette durée de la mention de trois Pâques. Jean ne contredit pas donc pas Marc, sinon sur l’épisode de la purification du Temple que Jean place avant le ministère en Galilée. Dans ce cas, Marc triche manifestement avec la chronologie. Il sait l’importance de cet événement pour comprendre la Passion : Jésus a commis un acte messianique et a été accusé de vouloir détruire le Temple pour le reconstruire en trois jours. Mais il est piégé par son plan d’exposition qui met Jérusalem à la fin du parcours ; il le place donc pendant la Semaine Sainte. Il est pus que vraisemblable qu’il en ait fait autant pour des autres épisodes qu’il positionne pendant l’unique séjour qu’il donne à connaître et qui auront dû se dérouler auparavant, telles les controverses avec les Sadducéens ou avec les Pharisiens. Il est très peu problable qu'en l'espace de 4 jours, Jésus ait déployé une telle activité d'enseignement dans Jérusalem, alors qu'il est décrété d'accusation. Rien n'indique nulle part, ni chez Marc, ni chez ses imitateurs Matthieu et Luc, que la mission se soit déroulée sur un an.
  • Par ailleurs Marc ordonne les événements selon un plan chronologique et géographique qui n’a rien d’un « fourre-tout » : il s’élargit de Capharnaüm à la périphérie extérieure de la Galilée, puis revient à Capharnaüm d'où part la marche vers Jérusalem, terme de l'Evangile. Ce plan n'a rien d'aléatoire. Il fait commencer la vie publique de Jésus après l’arrestation de Jean dont il prend alors le relais pour annoncer l’évangile, à partir de Capharnaüm, puis dans une périphérie proche, puis plus éloignée, puis de l’autre côté de la mer en territoire païen, puis à l’ouest de la Galilée, puis dans la périphérie païenne de la Galilée au cours d’un long périple qui le conduit en territoire syrophénicien, puis à Césarée de Philippe et au Mont Hermion, puis en Décapole avant retour à Capharnaüm et départ pour Jérusalem. 
  • Ce cadre est assez rigide : Marc d’élimine de son récit des épisodes rappelés par les autres évangélistes qui n’y entrent pas : évidemment tous les récits johanniques du ministère occasionnel de Jésus à Jérusalem ou encore la guérison du « garçon » du centurion de Capharnaüm, évoquée par Matthieu, Luc et Jean. Ce dernier épisode figurait certainement en Matthieu A, mais Jean le situe clairement avant l’installation de Jésus à Capharnaüm. Ce n'est pas dans le cadre. Dans le détail des séquences, selon un procédé sémitique cher aux autres évangélistes, des libertés sont prises avec une stricte chronologie et la succession des événements (marquée par l’emploi récurrent de l’adverbe « euthéôs », « aussitôt », « alors ») cède la place au procédé d’exposition par inclusion. Ainsi l’hostilité de la parenté de Jésus et la demande de la mère et des frères de Jésus qu’il sorte de son cours pour les voir prennent en « sandwich » la controverse sur le pouvoir de Jésus d’expulser les démons. Il arrive aussi qu’à l’intérieur d’une même période chrono-géographique, des épisodes se succèdent dans une composition dont l'ordonnance n'est pas évidente ; ainsi au début de la mission, après le repas chez Lévi, la discussion sur le jeûne, les épis arrachés, la guérison de l’homme à la main desséchée qui figuraient sans doute, au moins pour les deux premiers, en Matthieu A se suivent uniquement parce qu'ils portent sur la pratique religieuse... et que Marc les situe dans la première phase de la prédication, aux abords de Capharnaüm.
  • La route que suit Marc est bien bordée et bien tracée, certes, mais, de surcroît, elle divague peu de son objet. Ce n'est pas une succession d'anecdotes classées par ordre chronologique plus ou moins approximatif. L'évangile de Marc a une colonne vertébrale. La route qu'il emprunte suit un itinéraire qui a du sens, de Capharnaüm au Mont Hermion, qui est, de toute évidence, la "haute montagne" de la transfiguration, hors de la terre d'Israël, puis de Capharnaüm au Golgotha. Il veut montrer comment Jésus s'est manifesté comme Christ et Fils de Dieu. Il souligne, plus que dans les autres évangiles, deux faits. Le premier est ce qu'on a appelé le "silence messianique" : dans toute sa vie publique, Jésus interdit aux démons et aux bénéficiaires de ses miracles qu'ils le proclament Messie. Jésus se fait graduellement reconnaître comme le Messie fils de Dieu par ses plus proches disciples, puis par des disciples plus nombreux, jusqu'à son entrée à Jérusalem où il adopte un code messianique pour confirmer les disciples dans leur foi en sa messianité. Ce n'est que devant ses accusateurs du Sanhédrin que Jésus se dit ouvertement Messie et fils de Dieu. Il y aurait beaucoup à dire sur la portée théologique de ce silence messianique, mais ce n'est certainement pas une légende de théologien. Jésus a effectivement refusé qu'on le proclame Messie, parce que lui aurait assigné le rôle du Messie que l'on attendait, celui d'un roi libérateur. Sa messianité doit être reconnue dans la foi : il est roi et messie parce qu'il est fils de Dieu et messager de la bonne nouvelle du Père, et cela nécessite une conversion de l'idéologie messianique à la foi messianique. Cette conversion n'est, dans tout l'évangile de Marc, jamais complète, même chez les disciples les plus proches, même après la résurrection, tant ceux-ci ont du mal à croire que le vrai messie, le fils de Dieu, conforme à sa volonté, devait passer par la croix et se révéler comme messie triomphant de la mort. Ils ont un mal de chien (d'infidèle) à croire à la résurrection, quoi qu'ils voient, parce qu'ils n'arrivent pas à surmonter le scandale de la croix. C'est sous la plume de Marc que revient le plus souvent ce mot qui qualifie les disciples : ce sont des "oligopistoï", des "croyants petit". Tout l'évangile de Marc est invitation non à magnifier le héros d'une glorieuse histoire sainte, mais à le reconnaître, par une conversion de foi, comme le Messie Fils de Dieu et Sauveur, et une dépossession de l'idée que nous nous faisons d'un messie et une adhésion au Messie comme Fils de Dieu réalisant sa volonté. En lien avec ce dévoilement messianique, il est significatif que l'évangile de Marc est structuré en deux parties : un ministère galiléen où Jésus se fait reconnaître par ses disciples comme le Messie et dont l'apogée est la révélation même de sa gloire aux trois proches d'entre les proches, Pierre, Jacques et Jean. La Transfiguration sur une haute montagne est le point sommital du récit galiléen et le point pivot de son évangile. Puis vient le temps de l'accomplissement de l'oeuvre messianique : la "montée à Jérusalem" est une descente aux enfers, dans le sens habituel comme théologique de l'expression, que les disciples refusent de toutes leurs fibres. Devant les mêmes témoins de sa gloire, Pierre, Jacques et Jean, Jésus entre en agonie dans la solitude de Gethsémani, meurt sur le rocher du Golgotha et est enseveli et c'est dans cet abaissement extrême que la gloire, révélée sur la haute montagne, se réalise pleinement pour les disciples, décidément lents à croire.
  • Sous sa plume, les scènes matthéennes - car il en reprend, à commencer par le récit de la découverte du tombeau vide - perdent leur caractère hiératique et midrashique, et sans doute leur subtilité, mais gagnent en vie, en fraîcheur et en couleur. Il précise le contexte de certains logia : par exemple, chez lui, c'est une commission de docteurs de la loi qui conclut que Jésus est un suppôt de Béelzéboul et ce sont ces Pharisiens que Jésus met en garde de ne pas blasphémer contre l'Esprit. Les gestes, les sentiments, et même les paroles même de Jésus ressortent. Il préfère la narration factuelle à l'éngime midrashique. Et si l'on veut savoir ce qui s'est "réellement passé" en telle ou telle occasion et sortir simplifications légendaires, Marc est un bon guide. Il n'obéit pas, dans son récit, à une rhétorique savante, car son souci d’offrir une chronique exacte et colorée : dans quel cadre Jésus agissait-il ? et quels gestes posait-il ? Qui était Jésus, en chair et en os ?
  • Lorsque Papias souligne le caractère désordonné de l’évangile, il veut dire justement que sa composition littéraire est rudimentaire, linéaire et rhapsodique, ce qui est bien réel, surtout si on la compare avec la savante composition de Luc, il ne veut pas dire que c’est un fatras d’épisodes décousus et jetés pêle-mêle sur une carte ou une frise chronologique. J'invite au contraire à prendre au sérieux l'ordre des séquences narratives et les itinéraires de la mission galiléenne. A l'intérieur de ces séquences, l'ordre peut être aléatoire, mais pas toujours : pour lui, Jésus se fait connaître d'abord par sa prédication dans la synagogue de Capharnaüm, le premier acte puissant de son ministère est bien l'expulsion du démon qui lui coupe la parole en plein office synagogal et confesse en Jésus "le Saint de Dieu" pour l'obliger à proclamer sa messianité à contretemps ou à y renoncer, la guérison de la belle-mère de Pierre est le second avant que sa réputation de guérisseur ne fasse immédiatement le tour de la ville et qu'il sorte de nuit de la ville pour se trouver seul et prier... De même tous les épisodes qui jalonnent la longue marche avec les Douze en pays païen sont situés sur un itinéraire assez précis et tout à fait crédible.
  • Que Matthieu et Luc adoptent un autre ordre ne signifie pas qu’ils proposent une chronologie alternative qui corrige Marc. Matthieu B aménage les séquences proposées par Marc à des fins didactiques et il se moque passablement de l’exactitude chronologique de son évangile. Si la guérison du paralytique illustre l’interprétation que donne Jésus de la Torah dans le Sermon sur la Montagne, il la place après sans aucune gêne. Luc quant à lui fait préluder le ministère galiléen de Jésus par son rejet de Nazareth. Tout donne à penser qu’il rassemble en un épisode unique trois séjours dans la bourgade, dont un précédant le ministère galiléen et évoqué plus tard par Jean, et un relaté par Marc où il est fraîchement accueilli, seul lui restant l’épisode dramatique de la menace de lapidation de Jésus par précipitation. Mais son évangile n’est pas un récit suivi, c’est une synthèse historique, ce qui l’amène à traiter en une fois, en les compactant, les relations de Jésus avec Nazareth avant le début officiel de sa prédication, pour ne plus avoir à en parler.

J’arrive à la conclusion que Marc est un chroniqueur globalement fiable et précieux, plus que Matthieu, qui n’a pas cette prétention et se sert de sa chronique pour illustrer son grand midrash, plus aussi que Luc, qui s’affranchit parfois de la contrainte chronologique ou d’une contextualisation précise des faits pour tirer, en bon historien selon les critères du temps, . La chronique du ministère judéen que propose Marc doit assurément être complétée par Luc et Jean, dont les sources sont en Judée. Ce dernier corrobore parfois même Marc contre Luc, par exemple sur le séjour de Jésus en Pérée avant la montée finale à Jérusalem ou sur l’onction à Béthanie ou sur la marche de Jésus sur l'eau. Surtout Jean corrige Marc, et tous les autres synoptiques derrière lui, sur la purification du Temple et les signes que Jésus pose dans la ville sainte avant sa Passion. Si l'on suit Marc et qu'on le complète avec Luc et Jean, contrairement à l'opinion généralement admise, je pense que l'on peut restituer la chronologie de la vie publique de Jésus.

L'évangile de la résurrection selon Marc

La fin de l'évangile de Marc laisse pantois les exégètes contemporains. Il paraît bredouiller et accumuler des récits disparates. Cela a donné à penser - et c'est l'opinion communément admise - qu'il était fait de plusieurs couches rédactionnelles, dont certaines étaient tardives et résumaient les témoignages des autres évangiles. Il n'est pas imbécile de la penser, mais je ne suis pas de cet avis. L'interpolation n'a été déduite que de la discontinuité et de la brièveté de certains récits et aucun argument stylistique ne permet de la soutenir. Le style de Matthieu 2 se distingue bien de celui de Matthieu 1 et permettent bien de parler de strates de rédaction différentes. Dans le cas de Marc, la matière du récit devient légère, mais le style ne change pas. On a appliqué à la fin de Marc une théorie sur le mode et la date de composition des évangiles à laquelle on n'est pas tenu d'adhérer.

Certes la composition du chapitre 16 de l'évangile devient malhabile. Jusqu'à la mort de Jésus, on a bien le sentiment que Marc suit Jésus avec les yeux de Pierre. Il en est le témoin permanent, jusque dans les scènes les plus discrètes : la nuit à l'écart de Capharnaüm, la transfiguration, l'annonce de la destruction du Temple et des fins dernières, le reniement... Comme déjà mentionné, Marc présente Pierre comme le témoin privilégié, jamais comme le premier des Douze. La primauté de Pierre est vraiment un thème matthéen et il est même propre à Matthieu B. Après la résurrection, le témoignage ne repose plus sur celui de Pierre, les apparitions sortent du cadre d'une chronique factuelle de la vie publique de Jésus, et la résurrection est au coeur de la foi des croyants qui en connaissent les récits. Autrement dit, dans son dernier chapitre, Marc sort de la chronique soutenue par le témoignage de Pierre. Il juxtapose des bribes de témoignages de seconde main. Il n'est pas besoin d'imaginer qu'il ajoute tardivement à sa chronique un résumé de l'apparition aux disciples d'Emmaüs de Luc, encore moins de l'apparition à Marie-Madeleine telle qu'on la trouve chez Jean. Cette dernière serait d'ailleurs complètement ratée, car Jean dit des choses beaucoup plus précises que Marc, et qui ne concordent pas tout-à-fait avec son témoignage très allusif. Il y a beaucoup plus de vraisemblance à considérer que Luc et Jean, qui le connaissent bien, ont considérablement étoffé et corrigé son témoignage approximatif.

Reprenons ce chapitre 16

1) La découverte du tombeau vide 

 

Matthieu A reconstitué Marc
Après le shabbat, à l'aube du premier jour de la semaine, Marie Madeleine et l'autre Marie vinrent au tombeau pour l'observer (théôrêsai). Elles virent la pierre roulée et un ange vêtu d’un blanc éclatant assis sur la pierre et, en réponse (à leur stupeur), il leur dit : « N'ayez pas peur ! Vous cherchez Jésus le crucifié ? Il n'est pas ici. Il est ressuscité, comme il l'avait dit. Venez ! Voyez l'endroit où il gisait. Allez vite dire à ses disciples : il est ressuscité des morts et voici qu’il vous précède en Galilée. Là vous le verrez. Voilà : je vous l'ai dit. » Elles quittèrent vite le tombeau avec peur et grande joie et coururent porter l'annonce à ses disciples. Le shabbat passé, Marie Madeleine, la Marie de Jacques et Salomé achetèrent des aromates pour aller l'embaumer. Le premier jour de la semaine, elles vont au tombeau au lever du jour. Elles se disaient entre elles : "qui nous roulera la pierre de l'entrée du tombeau ?" Elles lèvent les yeux les yeux et observent que la pierre a été roulée - elle était vraiment grande ! Elles entrèrent dans le tombeau et virent un jeune homme assis à droite, revêtu d'une tenue blanche. Elles furent prises de panique. Il leur dit : "Pas de panique ! Vous cherchez Jésus le crucifié ? Il est ressuscité, il n'est pas ici. Voici l'endroit où il était placé. Allez ! Dites à ses disciples et à Pierre : il vous précède en Galilée. Là vous le verrez, comme il vous l'a dit." Elles sortirent du tombeau et s'enfuirent. Elles étaient prises de tremblement et hors d'elles et elles ne dirent rien à personne. Elles avaient peur.

Regardons maintenant comment l'évangile de la résurrection est donné par Matthieu B et Luc

Marc Matthieu B Luc
Le shabbat passé, Marie Madeleine, la Marie de Jacques et Salomé achetèrent des aromates pour aller l'embaumer. Le premier jour de la semaine, elles vont au tombeau au lever du jour. Elles se disaient entre elles : "qui nous roulera la pierre de l'entrée du tombeau ?" Elles lèvent les yeux les yeux et observent que la pierre a été roulée - elle était vraiment grande ! Elles entrèrent dans le tombeau et virent un jeune homme assis à droite, revêtu d'une tenue blanche. Elles furent prises de panique. Il leur dit : "Pas de panique ! Vous cherchez Jésus le crucifié ? Il est ressuscité, il n'est pas ici. Voici l'endroit où il était placé. Allez ! Dites à ses disciples et à Pierre : il vous précède en Galilée. Là vous le verrez, comme il vous l'a dit." Elles sortirent du tombeau et s'enfuirent. Elles étaient prises de tremblement et hors d'elles et elles ne dirent rien à personne. Elles avaient peur. Après le shabbat, à l'aube du premier jour de la semaine, Marie de Magdala et l'autre Marie vinrent au tombeau pour l'observer. Et voici qu'il y eut un grand séisme. Car un ange du Seigneur, descendu du ciel, arriva et roula la pierre de l'entrée et s'assit dessus. Son aspect était comme un éclair et son vêtement blanc comme neige. Les gardes tremblèrent de peur et devinrent comme morts. En réponse, l'ange dit : "Vous, n'ayez pas peur ! Je sais que vous cherchez Jésus le crucifié. Il n'est pas ici. Venez, ! Voyez l'endroit où gisait le Seigneur. Allez vite dire à ses disciples : il est ressuscité des morts et voici qu'il vous précède en Galilée. Là vous le verrez. Voilà : je vous l'ai dit !" Elles quittèrent vite le tombeau avec peur et grande joie et coururent porter l'annonce à ses disciples. Le premier jour de la semaine, de grand matin, elles viennent à la tombe apportant les aromates qu'elles avaient préparées. Elles trouvèrent que la pierre avait été roulée de devant le tombeau. Elles entrèrent et ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus. Dans leur perplexité de cette découverte, voici juste que deux hommes se tinrent près d'elles en habits éclatants. Comme elles étaient prises de frayeur et inclinaient la tête en direction de la terre, ils s'adressèrent à elles : "Pourquoi cherchez-vous le vivant parmi les morts ? Il n'est pas ici. Il est ressuscité. Rappelez-vous comme il vous l'a dit quand il était encore en Galilée. Il disait : il faut que le Fils de l'Homme soit livré aux mains d'hommes pécheurs, qu'il soit crucifié et qu'il ressuscite le troisième jour." Et elle se rappelèrent ces mots. Elles s'en retournèrent du tombeau et annoncèrent tout cela aux Onze et à tous les autres.
Commentaire : 1) Aucun emprunt à Marc : Matthieu reste fidèle à sa première version et ne distingue pas Marie-Madeleine de l'ensemble du groupe. 2) Adjonction de deux éléments midrashiques : a- La descente d'un ange brillant comme l'éclair, précédé d'un séisme et s'asseyant sur la pierre qui fermait le tombeau. b- Les gardes pétrifiés de terreur. Il n'entre pas dans le détail d'une histoire dont il garde le caractère légendaire : le groupe des femmes a vu le tombeau vide, elles ont eu deux apparitions bouleversantes (l'ange puis Jésus), elles en ont témoigné, Jésus s'est montré en Galilée, le contre-témoignage orchestré par les cohanim s'est répandu mais il est resté impuissant. Matthieu oppose la légende et l'anti-légende. Commentaire : 1) Luc reprend le schéma narratif de Matthieu A, le détail du vêtement éclatant, l'annonce aux Onze par toutes les femmes 2) Il reprend à Marc l'entrée dans le tombeau des femmes, la figure humaine des messagers et, plus loin, l'incrédulité des disciples (en des termes dignes de Marc : "racontars de bonnes femmes"). 3) Ce qui lui est propre : deux hommes au lieu d'un, le rappel de l'enseignement du Christ, la Galilée lieu d'origine du message anticipé de la résurrection et non destination à laquelle Jésus invite ses disciples. Luc tente de concilier Matthieu, Marc et sans doute une source propre qui n'évoquait que les apparitions aux disciples en Judée.

On voit ici toute la différence de style narratif entre Matthieu et Marc. Le schéma est le même. Mais là où le premier donne un récit dépouillé, le second suit les préparatifs du samedi soir et la marche au tombeau, il nous fait partager l'inquiétude des femmes, puis leur panique irrépressible ; par ailleurs là où le premier montre un ange en habit éclatant, comme dans un midrash, l'autre parle simplement  d'un jeune homme revêtu d'une tenue blanche. Dernier détail : Matthieu A parle d’un ange assis sur la pierre (qui est peut-être une formulation impropre dans la langue d'origine), que Matthieu B identifie à la pierre roulée. Marc suggère que l’ange est assis sur la pierre a l’intérieur du tombeau.

2) L'apparition à Marie-Madeleine : deuxième récit, pris à une autre source. Il se raccorde mal au précédent, puisque Marie-Madeleine annonce que Jésus lui est apparu, et il contredit le témoignage de Matthieu A en le précisant : les femmes ne disent rien de l'annonce de la résurrection et du tombeau vide, et c'est Marie-Madeleine seule qui annonce aux Onze "dans le deuil et les larmes" qu'elle a vu le ressuscité. Un thème commun néanmoins : les femmes se taisent, les disciples ne croient pas Madeleine, la foi et la joie manquent.

3) L'apparition à deux disciples puis aux Onze qu'il ajoute au récit de Matthieu. Luc donnera sa propre version du jour de la résurrection, mais c'est à partir du schéma squelettique que Marc fournit, et elle sera beaucoup plus éloquente. Marc connaît le fait de l'apparition aux deux disciples, mais il ne peut ou ne veut en donner les détails. De même il passe rapidement sur l'apparition aux disciples le soir même. A nouveau est évoquée l'incroyance des Onze : ils ne croient pas les deux disciples et, lorsque Jésus apparaît en personne, il leur reproche leur incroyance et leur "dureté de coeur" ("sclérocardie"), c'est-à-dire leur incapacité à se laisser toucher. Cette incroyance, Matthieu la signale dans l'épisode qui suit, et peut-être cette mention est-elle un ajout de Matthieu B à Matthieu A après lecture de Marc. 

4) La Grande Commission : elle fait immédiatement suite : "Et il leur dit...". Mais quand ? A quelle occasion ? Il ne le dit pas. Il efface la référence à la montagne de Galilée, mais peut-être a-t-elle été également ajoutée dans un ultime midrash biblique par Matthieu B. On a déjà observé que Marc reprend les thèmes de Matthieu mais son homélitique est moins concise et plus terre à terre  : a) Mission universelle : "Allez par tout le monde et prêchez l'Evangile à toute la création" b) Baptême : "Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, mais celui qui ne croira pas sera condamné." c) Jésus avec ses disciples : "Voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru..." 

5) L'Ascension : elle est simplement évoquée. Jésus, pendant qu'il parle aux disciples, est enlevé au ciel et s'assit à la droite de Dieu.

4 bis) L'accomplissement de la Grande Commission : les disciples prêchent partout, le Seigneur travaille avec eux, et la parole s'accompagne de miracles. Il n'est alors plus question de l'incroyance des disciples. C'est une fois que Jésus disparaît qu'ils croient à sa présence vivante !

La composition de cette fin d'évangile paraît assez bâclée, mais, pour les raisons que j'ai indiquées, il n'y a pas de mystère à cela. Il reste deux sujets d'étonnement que je ne nie pas et pour lesquels je n'ai pas de réponse. D'abord le fait que Marc n'ait pas davantage influencé les récits de Matthieu et de Luc, comme s'ils le tenaient pour anecdotique. Plus étonnant encore ce fait-ci : Paul parle d'une apparition à Pierre (1Co 15,5), Luc aussi, le jour même de la résurrection (Lc 24,34) et Jean rapporte la rencontre au bord du Lac de Tibériade de Jésus et de Pierre. Marc, proche collaborateur de Pierre, n'en fait aucune mention. Pourquoi ce silence ? Je n'ai pas de réponse sûre à ce stade de ma réflexion. Je suppose que Marc en parle par prétérition. C’est à lui nominalement qu’est destinée l’annonce de la résurrection dont les femmes sont chargées et ces mentions à répétition de l’incroyance des disciples renvoient sans nul doute à celle de Pierre. Ni Luc, ni Jean ne parlent des reproches de Jésus à ses disciples lors de son apparition aux Onze. J’interprète ces insistances et ces reproches comme visant Pierre et l’apparition à Pierre a dû être pour lui une rude épreuve de foi.

L'évangile alexandrin de Marc

Clément d'Alexandrie a écrit à la fin du 2ème siècle et à la fin du 3ème une lettre découverte et révélée en 1958 qui est dite "lettre de Mar Saba". Le manuscrit est unique et tardif, ce qui a fait douter de son authenticité, mais elle est aujourd'hui assez généralement reconnue, y compris par Bart D. EHRMAN, pourtant volontiers sceptique mais fin connaisseur des évangiles. Elle fait état d'une seconde version de l'évangile de Marc, rédigée à Alexandrie, après le martyre de Pierre et le départ de l'évangéliste de Rome pour cette ville. Citons-le :

"Marc, donc pendant le séjour de Pierre à Rome, mit par écrit les actes du Seigneur ; il ne les publia cependant pas tous et ne signala certes pas les actes secrets, mais il choisit ceux qu'il jugeait les plus utiles pour faire croître la foi de ceux qui reçoivent l'enseignement. Après que Pierre eut subi le martyre, Marc se rendit à Alexandrie, emportant à la fois ses propres notes et celles de Pierre. A partir de ces notes, il fit passer dans son premier livre les choses qui sont de nature à faire progresser dans la connaissance (gnose) et il composa un évangile plus spirituel, à l'usage de ceux qui se perfectionnent. Pourtant il n'alla pas jusqu'à divulguer les choses qui ne doivent pas être dites, et il ne mit pas non plus par écrit l'enseignement d'hiérophante du Seigneur ; mis ayant ajouté d'autres actes à ceux qu'il avait consignés auparavant, il adjoignit encore certaines paroles dont il savait que l'explication conduirait les auditeurs, comme le fait un mystagogue, dans le sanctuaire inaccessible de la vérité cachée par sept voiles" (Ecrits Apocryphes Chrétiens Tome I - Paris, La Pléiade, Gallimard p.64-65)."

Selon Clément, l'Eglise d'Alexandrie avait conservé précieusement cet évangile mystagogique de Marc, où il n'était lu qu'à un public initié. Il aurait été dévoilé et déformé par un hérésiarque gnostique du nom de Carpocrate.

Clément cite deux extraits de cet évangile alexandrin de Marc. Ils concernent la famille de Béthanie. Nous reviendrons, à propos de l'évangile de Luc, sur le "secret" qui semble bien avoir été attaché à elle. Marc n'en parle pas nommément, à la différence de Luc, qui semble faire des clins d'oeil appuyés aux initiés du "mystère de Lazare". C'est Jean seul qui, plus tard, "dévoile le pot aux roses." Il évoque la résurrection d'un mort, frère d'une femme de Béthanie, qu'on identifie au "jeune homme riche" (Mc 10, 17-21) et qui ressemble fort au jeune homme que les gardes tentent d'arrêter au jardin de Gethsémani.

Citons-le :

"Par exemple, après les mots : "Ils étaient en chemin, montant à Jérusalem et les suivants jusqu'à "après trois jours, il ressuscitera" (NDLA : donc entre la 3ème annonce de la Passion - Mc 10,34 - et la demande des fils de Zébédée - Mc 10,35), il donne mot pour mot le texte que voici :

"Et ils arrivèrent à Béthanie, et il y avait là une femme dont le frère était mort. Et elle vint, se prosterna devant Jésus et lui dit : "Fils de David, aie pitié de moi !" Mais les disciples la réprimandèrent. Et Jésus, rempli de colère, partit avec elle au jardin où se trouvait le tombeau. Et aussitôt se fit entendre une voix forte venant du tombeau. Et Jésus, s'étant approché, roula la pierre du tombeau. Et il entra aussitôt à l'endroit où se trouvait le jeune homme, étendit la main et le ressuscita, en lui saisissant la main. Le jeune homme, l'ayant regardé, l'aima et se mit à supplier Jésus de demeurer avec lui. Et, étant sortis du tombeau, ils allèrent à la maison du jeune homme, car il était riche.

Et, après six jours, Jésus lui donna un ordre ; et, le soir venu, le jeune homme se rend auprès de lui, le corps nu enveloppé d'un drap. Et il demeura avec lui pendant cette nuit-là, car Jésus lui enseignait le mystère du Royaume de Dieu. De là, s'étant levé, il retourna au-delà du Jourdain."

Cyrille cite un autre extrait :

"Et après "Et il arrive à Jéricho" (Mc 10,46), il ajoute seulement : "Et là se trouvait la soeur du jeune homme que Jésus aimait, et sa mère, et Salomé. Et Jésus ne les reçut pas."

Cette lettre de Clément d'Alexandrie est précieuse. Elle nous indique quel était l'objet du premier évangile de Marc : mettre par écrit les "actes du Seigneur" : il s'agit bien d'une chronique, dont il avait retiré à dessein les "actes secrets" qui ne pouvaient être accessibles au'au terme d'une mystagogie, d'une initiation aux "mystères du Royaume", ceux-là même que Jean s'attachera à montrer. La mystagogie du Marc alexandrin paraît encore très prudente par rapport à celle de Jean et reste celle d'un narrateur, pas d'un théologien. Mais il est intéressant de noter que ces "passages secrets" ne sont nullement de nature ésotérique, mais dissimulent le miracle de la résurrection de Lazare, dont Jean montre qu'il a été un signe très considérable et qu'il a signé la décision de Caïphe de faire périr Jésus. Marc reste très prudent en ne donnant pas même le nom du jeune homme et sa mystagogie reste très factuelle. Il semble bien que Jean écrit son évangile en connaissance de l'évangile alexandrin de Marc, car son récit du miracle s'attache à évoquer précisément les circonstances de la venue de Jésus à Béthanie et le dialogue avec Marthe.

Ce complément alexandrin de Marc est resté apocryphe, parce que tenu secret pour la seule Eglise d'Alexandrie et pour ses fidèles les plus avancés dans la connaissance des mystères. Selon la tradition copte, assez précise, il serait resté à Alexandrie entre 63 et 65, puis y serait revenu après un séjour à Pentapolis en Libye en 67 et serait mort martyr dans la ville en 68. Cette chronologie ne s'accorde par avec celle donnée par Clément qui fait arriver Marc en Alexandrie après la mort de Pierre. Mais je pense que Clément est plus approximatif que la tradition. Marc aurait complété son évangile au court de son second séjour alexandrin, c'est-à-dire la dernière année de sa vie.

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