Chapitre 4 - la doxa exégétique du 20ème siècle
Trois évangiles semblent partager des sources communes, mais pas toutes. Ils disent beaucoup de choses communes, parfois au mot près, mais ils ne disent tout de même pas la même chose. Pourquoi a-t-on trois versions d'un même évangile ? Quel était le propos de chaque rédacteur ? Comment chacun s'est-il formé et à quelles sources ? Se sont-ils influencés et comment ? Grossièrement résumée, telle est la question synoptique ou plutôt la cascade de questions en aval de la première.
La question synoptique semble, comme on dirait, tendancieuse, parce qu'elle oriente la réponse. Pourquoi les évangélistes ont-ils voulu faire plus et mieux que les prédécesseurs dont ils avaient connaissance ? Ils se seraient comportés comme des fabricants d'automobiles en compétition pour sortir le modèle le plus performant qui satisferait le segment de marché auquel ils s'adressent mieux que les concurrents qui s'y seraient moins bien positionnés. Ils se seraient adaptés au marché qu'ils visaient et auraient perfectionné leur modèle évangélique pour ce marché prioritaire. A partir du moment où la question synoptique est posée en ces termes, elle déraille. La question fort légitime de la généalogie et de la dépendance mutuelle des évangiles est examiné dans un cadre : celui d'un processus d'innovation évangélique, c'est-à-dire d'une création doctrinale, comme une nacre secrétée par l'Eglise autour d'un corps initial qui serait la parole "authentique" de Jésus.
De très nombreux modèles ont été élaborés, plus ou moins complexes, pour en rendre compte. Les débats ont été abondants entre spécialistes pour montrer comment cette innovation évangélique avait pu opérer. Comme la plupart d'entre eux avaient une érudition tant historique que biblique très grande, leurs hypothèses fondamentales se sont maintenues et transmises avec l'autorité du savoir et la révérence de disciples pour cette raison. Aucune théorie ne s'est vraiment imposée et les critiques ont porté sur les scénarii qu'ils tiraient de leurs théories plus que sur le schéma d'innovation au sein des Eglises. Les experts ont fini par s'accorder sur une "motion de synthèse" sur l'origine des évangiles. Elle agençait en une théorie basique des hypothèses auxquelles les autorités universitaires avaient donné force de loi à force de les reprendre. Ainsi, selon cette convention, le processus "d'innovation évangélique" avait été nécessairement très progressif, permettant l'incorporation d'éléments traditionnels nouveaux et la prise en compte de situations imprévues, donc s'étalant dans le temps jusqu'à l'évangile "alternatif" et tardif de Jean. On ne pouvait en effet imaginer que chacun des évangiles eût été achevé sans de nombreux remaniements. Ceux-ci étaient fonction de l'apparition de nouvelles sources, celles que pouvait représenter un "concurrent" ou une tradition ignorée, mais aussi de variations des attentes des communautés ecclésiales. Ces traditions elles-mêmes étaient prises dans ce même processus d'innovation : en relisant les événements à la lumière de l'Evangile reçu, ou l'Evangile reçu à la lumière des événements, elles se renouvelaient et se remodelaient dans leur expression par un effet de réinterprétation-création. Ainsi chaque texte évangélique devait être regardé comme un palimpseste de plusieurs couche d'écriture. On pouvait retrouver, par un examen scientifique, les repentirs et les ajouts du texte et découvrir l'histoire de son apparition. Soyons juste : ces tentatives d'explication ont été intellectuellement très stimulantes et je ne chercherai pas à les nier en bloc. Il est évident, pour qui se penche sur l'évangile de Matthieu, par exemple, que sa rédaction n'est pas d'un seul tenant, et je relève beaucoup de transformations, donc de phases de rédaction, entre la parution de l'Evangile de Marc et la version finale de Matthieu dont je serai incapable de retracer l'historique. Mais le schéma est resté celui d'une production évangélique avançant couche par couche par un lent et progressif processus d'innovation conditionnée et stimulée par l'apparition de sources documentaires et par les attentes des communautés.
Depuis une trentaine d'années ce schéma n'est plus vraiment interrogé. Les exégètes se sont détournés de la critique épuisante des sources néotestamentaires, à bout de souffle, pour en considérer d'autres qui les éclairaient fort opportunément de l'extérieur : l'apport des manuscrits de Qumran, précieux à la connaissance du judaïsme palestinien du 1er siècle, l'éclairage des traités talmudiques et le regain d'intérêt pour l'abondante littérature apocryphe ont pris le relais de la critique interne des sources néotestamentaires. Ainsi, dans les milieux autorisés, se répètent aujourd'hui les mêmes thèses qu'il y a trente ans. Elles ont été consacrées non par leur résistance au feu de la critique, mais par l'usage qui l'éteignait. Il était aussi commode de disposer d'un système qui proposait une vision historique globale articulant création évangélique, histoire des idées et événements politiques. Ranimer le feu de la critique, c'est prendre le risque d'agresser une citadelle, puissante en apparence, mais inflammable parce que de bois.
Quelques uns s'employèrent, dans les années 1980, à défendre une idée contraire : des évangélistes-scribes avaient repris chacun pour son compte, en les aménageant à leur façon, diverses sources écrites hébraïques ou araméennes remontant aux années de prédication du Christ ou juste après. En France, une querelle éclata autour du livre provocateur de C. TRESMONTANT Le Christ Hébreu (1984). L'argument, incontestablement fondamentaliste, évacuait en fait la question synoptique : la dépendance mutuelle des évangiles était escamotée, une précédence de plusieurs décennies de la tradition à l'écriture était refusée, le modèle du palimpseste était rejeté. Les évangiles apparaissaient enfin pour ce qu'ils devaient être : des témoignages directs, fidèles et authentiques des dits et faits de Jésus. Ces thèses ont provoqué une levée de bouclier dans le monde de l'exégèse, voici quarante ans. Les motifs de cette indignation étaient justes. On ne peut pas, sous prétexte d'évidents araméismes contenus dans chacun des évangiles synoptiques, en conclure qu'ils étaient des reportages sur Jésus pratiquement pris sur le vif. Cette obsession fondamentaliste, encore très forte outre Atlantique, consiste à fonder la vérité de la Parole de Dieu sur son exactitude historique, cette exactitude sur l'authenticité d'un reportage en direct. Elle est apparue irrecevable aux universitaires qui l'ont massivement rejetée. On ne peut leur donner tort. On ne peut pas établir une stricte équivalence entre vérité évangélique, exactitude historique, contemporanéité du témoignage et supériorité du témoignage écrit. Et l'on s'agace de lire encore des exégètes qui s'épuisent à vouloir montrer que les évangiles, pour être crédibles, doivent avoir été aussi proches de Jésus et transparents à son oeuvre, comme des reportages. Le dépôt de la foi de l'Eglise vient des apôtres, pas du Christ en personne, et, si l'on en croit les évangiles eux-mêmes, Jésus lui-même en a disposé ainsi : c'est sur le témoignage des apôtres que devaient s'étendre l'Evangile du salut. Au moins ces contestataires ont-ils eu deux mérites : d'une part de signaler le fort substrat araméen ou hébraïque sur lequel s'étaient accumulées les strates du témoignage évangélique, différentes pour chaque évangile, d'autre part de remettre en cause le dogme exégétique peu consistant selon lequel les évangiles témoignaient de la destruction du Temple, donc lui étaient postérieurs.
Une coalition d'exégètes de métier a fait corps et a campé dans le parti inverse, celui d'un consensus historico-critique. Celui-ci récapitulait, en les assemblant en système, les acquis de la science exégétique depuis un siècle, quelque hypothétiques qu'ils fussent restés. Pour eux les évangiles ont été fixés dans la forme que nous leur connaissons au terme d'un processus de création légendaire, d'innovation produite par la tradition par des sources écrites tardives, Marc ou "proto-Marc" et source Q, eux-mêmes produits d'une tradition dont les rédacteurs étaient les secrétaires. Ces deux sources écrites, Matthieu et Luc, eux ou leurs élèves, se les étaient appropriées en les complétant par des traditions locales diverses dont le matériau avait été mobilisé sur une durée longue. Il fallait interpréter ces traditions à la lumière d'événements récents dont les écrits évangéliques portent la trace : la destruction du Temple, la rupture entre l'Eglise et la synagogue, le renoncement à une parousie prochaine, l'installation de structures ecclésiales et de corpus doctrinaux pour faire vivre le message chrétien. Quelques éléments de tradition portaient une présomption de forte authenticité et beaucoup d'autres aucune, la légende agissant ici comme un écran assez transparent, là comme un écran déformant, là encore comme un écran opaque. On a donc réévalué le rôle de la tradition créatrice, dans la droite ligne de l'école allemande, on a considéré de nombreuses strates rédactionnelles dans les évangiles qui amenait à en étaler le processus d'écriture jusqu'à la fin du 1er siècle. Pour les besoins de ce schéma, s'est généralisée la mode des "pseudos", pour reprendre la critique de P. ROLLAND : l'attribution de nombreux textes à un auteur, apôtre ou évangéliste, était le résultat d'une illusion pseudépigraphique, recherchée par des rédacteurs occultes qui usurpaient l'autorité de l'auteur derrière lequel ils se cachaient. Ainsi est-on arrivé à cette proposition consensuelle sur la datation des évangiles : 67 pour Marc, années 80 à 90pour Matthieu, 75 à 85 pour Luc et extrême fin du siècle pour Jean. Ce système reposant sur le couple datation tardive - tradition créatrice, est brillant et convaincant au premier regard, car il donne l'apparence d'une cohérence explicative et d'une honnête symbiose avec ce que l'on croyait connaître du contexte. Quand on gratte un peu le clinquant, cela fait un peu toc : le système est cohérent, mais il cheville des hypothèses qui ne sont devenues certitudes académiques qu'en vertu du mos majorum, c'est-à-dire des décrets des aînés. Le vice de fabrication de ce système est triple : d'une part il passe par profits et pertes les indices donnés par Luc, Papias, Tatien, Marcion, Irénée quant au processus de rédaction des évangiles et quant à leur date d'apparition, parce qu'ils n'entrent pas dans ce corps cohérent d'hypothèses, d'autre part les connaissances de l'environnement du judaïsme et des relations entre judaïsme et christianisme ont été fortement renouvelées, enfin il suppose acquis que les évangiles ont été écrits pour l'édification du lecteur croyant, sans égard pour leur éventuelle fonction normative dans la primitive Eglise. La seule utilité canonique qu'on y trouvait était le besoin de se démarquer du judaïsme officiel et des courants gnostiques de la fin du 1er siècle, comme si l'urgence de disposer de textes canoniques avaient attendu que le christianisme entre en conflit avec un judaïsme officiel ou d'un gnosticisme organisé. Ce consensus historico-critique partageait avec les fondamentalistes que combattaient les exégètes une même obsession : celui de l'authenticité, gage d'historicité, et de vérité. Il fallait que les évangiles fussent débarrassés de leur gangue traditionnelle et pussent restituer, dans toute leur exactitude historique, quelques bribes de la vie de Jésus et de ses paroles. Or, pour les Eglises comme pour les rédacteurs des évangiles, l'authenticité n'importait pas et n'était pas le gage de leur vérité, c'était leur apostolicité, c'est-à-dire leur pleine conformité à l'enseignement des Apôtres et leur utilité pour le soutenir.
C'est à cette recomposition historique que, dans un premier temps, je veux apporter mes critiques. Je ne tournerai pas autour du pot : selon moi, l'exégèse historico-critique, et l'histoire paléo-chrétienne dans son sillage, est un festival d'idées reçues qui n'expliquent pas le fait synoptique et fausse l'intelligence historique des textes. Elle m'apparaît comme l'échaffaudage autour d'un édifice branlant. Il est fait de fausses évidences héritées de deux siècles de supputations acdémiques et fondées sur l'autorité des anciens. Elles sont dépourvues de preuves, et étayées par des indices que l'on croit concordants et solides, mais inconsistants et interprétés de façon univoque. Les pièces s'assemblent bien, mais ce sont celles d'un échaffaudage, pas de l'édifice. Si l'échaffaudage est démonté, l'édifice s'effondre.
Ma critique portera sur 3 points :
- Les biais de la méthode de la critique historique des évangiles
- Les hypothèses historiques fragiles pour remettre en contexte la formation des textes évangiles
- Les apories que ces tentatives de reconstitution laissent substister.
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