Chapitre 1 - La théorie des deux sources

Pour ceux que mon introduction rebuterait, je le dis franchement : j'ai tenu longtemps à cette théorie comme une évidence de bon sens. Même si elle a été rejetée par de hautes figures de l'Ecole Biblique de Jérusalem comme Marie-Emile BOISMARD et Etienne NODET, elle a été très largement acceptée et ce n'est pas sans raison.

A- La source Marc

Il y a une nécessairement au moins une source commune aux 3 synoptiques. En effet, les épisodes de l'évangile de Marc se retrouvent presque dans leur totalité avec des variantes.

  • soit dans les deux autres : il serait très long et fastidieux d’énumérer tous les épisodes et toutes les paroles qu’on retrouve chez les trois, avec des variantes plus ou moins prononcées.
  • soit dans l’un des deux autres. Ainsi
  1. Luc et Marc : le retour de mission des Douze, l’expulsion des démons par une personne qui n’est pas du nombre des disciples, l’obole de la pauvre veuve, le séjour de Jésus en Pérée avant la montée vers Jérusalem.
  2. Matthieu et Marc : les passages sont plus nombreux encore. Citons la mention de l’arrestation de Jean-Baptiste, puis plus loin l’évocation de sa mort, l’appel des 4 disciples, la marche de Jésus sur les eaux, la deuxième multiplication des pains, la Syrophénicienne, l’enseignement sur le pur et l’impur, celui sur Jean Baptiste comme nouvel Elie, celui sur le mariage, la demande des fils de Zébédée, l’onction à Béthanie, sans parler des récits de la Passion où Matthieu reprend Marc pour le compléter et le corriger un peu.

L’Evangile de Marc peut donner à penser qu’il pourrait être une source commune des deux autres synoptiques. Néanmoins ce n'est pas si simple. En effet Marc n’est pas systématiquement le « moins disant » des synoptiques dans ses récits, loin de là. Certains épisodes narratifs sont nettement plus développés (exorcisme du Génésarien, mort de Jean-Baptiste), la mise en contexte souvent nettement plus précise, et certains passages lui sont propres (la parabole du grain qui lève tout seul, l’opposition de la parenté de Jésus à son ministère, le jeune homme fuyant nu de Gethsémani lors de l’arrestation de Jésus). Par ailleurs son récit après la résurrection ressemble à une compilation maladroite et inachevée de témoignages pris à plusieurs sources. Elle a donné à penser qu’il avait rédigé son évangile en « bricolant » le matériau des autres évangélistes, voire d'autres sources. Cela a incité E. NODET à faire de Marc, dans sa forme actuelle, le dernier évangile à avoir été achevé.

D’où deux hypothèses :

  1. Ou les autres évangiles ont abrégé Marc. Hypothèse peu satisfaisante car c’est n’est pas du tout systématique. Ainsi un deuxième personnage est ajouté chez Matthieu au récit de l'exorcisme du Génésarien ou de la guérison de Bartimée et le récit de la Passion est plus développé chez Matthieu, notamment lors des procès juif et romain.
  2. Ou l’Evangile de Marc que nous lisons est une « seconde édition » voire une 3ème, d’un « proto-Marc » avec des ajouts qui lui étaient propres. Avec quelle intention, dans quel contexte et à quelle date ? Et pourquoi ces ajouts sont-ils symboliquement aussi peu signifiants, voire, à la fin, apparemment si bâclés ? Hypothèse peu satisfaisante également car on ne sait pas répondre à ces questions.

Donc convenons que la source Marc des deux autres synoptiques est vraisemblable mais qu'elle pose quelques difficultés parce que, par certains aspects, elle paraît postérieure.

B- La source Q

Matthieu et Luc semblent emprunter à une autre source commune, différente de Marc qu’on a appelé « la source Q » (Quelle en allemand = source). Les passages qui peuvent être mis en parallèle chez eux sont nombreux.

La « source Q », si elle a bien existé bien, a inspiré des versions parfois sensiblement différentes chez les deux évangélistes, ce qui semble indiquer qu’elle était elle-même plurielle, qu’elle ait été écrite ou orale, qu'elle ait été traduite de l'hébreu au grec ou pas. Elle aurait eu la forme d'un recueil de "logia", de paroles de Jésus. Ainsi la parabole de « l’homme fort », l’évocation du « signe de Jonas » ou des « jours de Noé », la parabole de la brebis égarée, la parabole des mines ou des talents apparaissent dans les deux évangiles, et pas chez Marc. Mais la formulation, l'ampleur, le contexte diffèrent sensiblement chez eux.  Ainsi la parabole de la brebis égarée est citée dans un contexte théologique fort différent par les deux évangélistes, ce qui indique que ladite source ou ne le donnait pas, ou qu’elle aurait été remodelée par des traditions qui la coloraient différemment. De même l'apologie de Jean Baptiste : on la trouve dans les deux évangiles, parfois dans une formulation identique, mais elle donne matière à des développements différents.

Ces sources communes, Marc et Q, sont parfois citées exactement à l’identique en grec dans les synoptiques. D’où la très forte probabilité que les sources premières aient été des documents déjà écrits et non des traditions orales et qu’elles aient été écrites en grec et non en araméen ou en hébreu. Prenons des exemples "deux à deux" de citations à l'identique :

  1. Marc et Matthieu, par exemple dans le discours eschatologique (abomination de la désolation, grande détresse…)
  2. Matthieu et Luc, par exemple : le service incompatible de Dieu et de Mammon ou la lamentation sur Jérusalem.

Il arrive aussi qu'un même passage se retrouve au mot près dans les trois évangiles (par exemple Mc 3, 31-35).

Deuxième difficulté donc : pourquoi tel texte varie d'un évangéliste à l'autre quand tel autre est identique ?

C- Les autres sources 

Il faut néanmoins considérer comme aussi vraisemblable l’existence de documents ou de traditions homologuées (« reçues ») antérieures, hébraïques ou araméennes.

Le proto-Matthieu ?

  1. St Irénée parle d’un premier évangile de Matthieu en langue hébraïque
  2. Avant lui, selon Eusèbe de Césarée, Papias, vers 135, parle d’un évangile de Matthieu en langue hébraïque contenant des « logia » (sentences) de Jésus, que d’autres, par la suite, ont interprétés "comme ils en étaient capables".
  3. Des araméismes ou des formulations sémitiques existent dans les passages que les évangiles synoptiques ont en commun.

Certains continuent de soutenir que cette source a existé et que Marc s'en était inspiré. Mais beaucoup estiment qu'on peut faire l'économie de cette strate textuelle hébraïque car Matthieu paraît reprendre les mêmes sources grecques que Luc, à savoir Marc et Q.

Les sources propres à Matthieu et à Luc

Les passages "hors synopsis", propres à Matthieu et, plus encore à Luc sont assez nombreux et empruntent à d’autres sources que Q et Marc (ou proto-Marc).

Les passages propres à Matthieu ont un caractère midrashique très marqué, ce qui indiquerait une source (ou plusieurs) proprement juive que Luc aurait ignorée et qui ne se trouverait ni chez Marc, ni dans la source Q.

  • Les passages les plus importants sont les développements de halakhah chrétienne (application pratique de la Torah) du sermon sur la Montagne (les antinomies) ou d’autres endroits (correction fraternelle), certains passages très polémiques contre les scribes et les pharisiens. Ce sont aussi des récits d’haggadah (propos édifiants) telles certaines paraboles à consonance eschatologique (l’ivraie semée dans le champ, le bon et le mauvais dans le filet, le débiteur impitoyable, les deux fils, les Dix Vierges et le Jugement Dernier. On pourrait ajouter les rapprochements entre les événements et les écritures (pescharim) et des récits midrashiques de la vie de Jésus : tout l'évangile de l'enfance est de cette nature. Il y en a d'autres, comme on le verra.
  • Mis à part l’évangile de l’enfance, qu’il faut traiter à part, ils apportent très peu au narratif de Marc et lorsqu’ils le font, c’est souvent pour orienter l’interprétation d’un événement, donc à des fins didactiques. Que son récit soit emprunté à Marc ou qu’il lui soit propre, l’événement est toujours plus ou moins relaté comme une parabole en actes, quitte à forcer la réalité pour la faire entrer dans le format d'un midrash reprenant références et codes narratifs bibliques, comme on presse et déforme un fruit pour en extraire le jus. Quelques exemples :
    • Des personnages bénéficiaires de miracles (le possédé de Genasera, Bartimée…) sont accompagnés d’un « socius » muet et immobile. Même l’ânon réquisitionné par Jésus pour son entrée à Jérusalem est accompagné de sa mère.
    • Marc ajoute des récits (Pierre marchant sur les eaux, confession de Pierre, didrachme, mort de Judas, lavement des mains…) qui sont comme des paraboles en acte. Comme les récits de l’enfance ou de la résurrection, ces épisodes sont relus à travers la loupe déformante et le "filtre infra-rouge" du midrash, au point qu’il est difficile de reconstituer l’événement originel « en vision naturelle ». Je me suis attaché à montrer cette réinterprétation puissamment à l’œuvre dans la scène du lavement des mains. Autant le fait lui-même me paraît plus que vraisemblable, autant sa présentation paraît non pas fausse, car elle a tout son sens dans la conclusion du procès, mais caricaturale et interprétée en termes bibliques. Ces récits midrashiques propres à Matthieu sont à considérer commes des éléments insérés dans une première version de Matthieu, non pas l'évangile hébraïque attesté par la tradition, mais l'évangile grec postérieur à Marc.
    • Il ajoute des scènes de guérison (deux aveugles et un muet en Mt 9, dialogue devant les sanhédrites, guérisons dans le Temple le jour des rameaux)

Mais, très souvent, ses récits sont plus abrégés et débarrassés du pittoresque que l'on trouve chez Marc. Pittoresque précieux pourtant pour l’historien en quête d'indices historiques !

Les passages propres à Luc sont de 3 types

  1. Un remaniement substantiel de sentences que l’on trouve dans Matthieu, comme s’ils étaient pris à une autre tradition (par exemple : la parabole de « l’homme fort »). Parfois ce remaniement consiste en un abrégé et/ou une héllénisation des enseignements que l'on trouve chez Matthieu (Notre Père, Béatitudes, polémiques contre les pharisiens). Sont-elles prises à une autre source que Matthieu ? C'est la thèse la plus souvent avancée, mais cela voudrait dire qu'il y a eu plusieurs versions, très différentes, de cette source ou que les deux évangélistes ont voulu mettre leur marque personnelle en la modifiant comme ils en choisissent le contexte. Comme on le verra, certains partis pris historiographiques et théologiques de Luc peuvent expliquer les différences avec Matthieu, sans doute plus proche des formulations originales. Luc a tendance à "pauliniser" la doctrine qu'il tire de ses sources. Dans les deux cas, la source Q perd un peu de sa consistance. S'interpose alors entre la source Q et la rédaction finale un double processus de tradition et de composition littéraire qui prend du temps. 
  2. Douze paraboles sans équivalent chez Matthieu ou apparentées de loin (la parabole des mines évoquant celle des talents en Matthieu), voire de très loin (la parabole du Fils Prodigue ayant quelques traits communs avec celle des Deux Fils de Matthieu)
  3. Dans son récit, il est le seul à évoquer de façon assez circonstanciée la longue marche de Galilée vers Jérusalem et à en faire le cadre de certains épisodes qui lui sont propres : mission des 70/72, repas chez des Pharisiens, passage chez Marthe et Marie… Comme s’il avait voulu corriger une carence de la source marcienne.

Cet exposé succinct appellerait des preuves par l'exemple de textes mis en parallèle et on yreviendra. Mais le propos est simplement de poser la raison de la théorie des deux sources, les conséquences sur la datation des évangiles et quelques apories auxquelles elle conduit.

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